Métaphysique de la lumière

D’abord la lumière, le Fiat lux originel. Mais la pensée n’est sans doute pas née longtemps après. En tous cas, privée de l’une et l’autre, pas de vie, pas de croissance, rien moins que les ténèbres et le néant. Comme si sans la première, la seconde n’aurait pu exister. Une dualité parfaite, deux infinis unis. Pour que l’intelligence soit, il fallait cette union cosmique au-delà du temps, sous la domination de l’astre roi sans qui rien ne peut éclore, le soleil qui nous raconte la terre et la rapproche du ciel.
Galilée avait raison quand il disait que le soleil dont dépendent les étoiles et les planètes est aussi capable de faire mûrir une grappe de raisin, comme si c’était la chose la plus importante de l’univers. Dans une de ses lettres adressées à Emanuele Coccia, Paolo Roversi cite le célèbre médecin et psychiatre suisse Carl Jung : Le seul but de l’existence humaine est d’allumer une lumière dans l’obscurité de l’être.
Entre le 19 juin 2021 et 15 octobre 2022, les deux épistoliers vont échanger douze lettres, toutes plus intéressantes, plus denses, plus sincères les unes que les autres, chacune régulièrement enrichie de citations ou de références à l’art, à l’histoire, à l’évolution du regard. Vermeer, Canaletto, Morandi, Francis Bacon, les Égyptiens, Diane Arbus, Lartigue, Richard Avedon, Eugène Atget, Robert Frank, Peter Pan, Inès de la Fressange et bien sûr Niepce dont Roversi visite la maison tel un pèlerin se rendant dans un lieu sacré, entrent en scène, confirmant ou infirmant les propos. Ils sont comme des veilleurs invisibles autour de leurs fidèles.  
Dans ces pages publiées à l’occasion de l’exposition au Palais Galliera (jusqu’au 14 juillet), la pensée sans cesse croise le fer avec la lumière et les idées se mesurent entre elles comme le feraient deux lutteurs. La pensée éclaire les mots, la lumière agrandit leur domaine. Emanuele Coccia est philosophe, il est maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales, Docteur en philosophie médiévale, il s’intéresse aux arbres et aux arts. Paolo Roversi est un photographe de mode et portraitiste italien, autodidacte, il lit Pétrarque, côtoie les mannequins les plus réputés et a travaillé pour Dior. Cette longue rencontre qui s’exprime dans l’amitié et le respect mutuel sur des feuilles de papier reliant à distance les signataires ne manque pas de révéler les caractères respectifs, les acquiescements ou les désaccords possibles.
Il va sans dire qu’au fil de chacune de ces pages, du fait de la cordialité toute italienne de leur ton, le lecteur est invité à suivre avec plaisir ce dialogue. Il découvre par exemple la belle aventure des films Polaroïd, invention géniale, patrimoine universel et culturel. Sa disparition fut une folie criminelle, écrit Roversi, comme si on avait réussi à supprimer les pastels en peinture ou l’huile d’olive en cuisine.
Des photos en couleurs ou en noir et blanc rythment la lecture.  Ce sont des portraits de jeunes femmes aux visages souvent figés qui semblent nous observer, des poses étudiées l’instant de la prise, des costumes extravagants qui s’agitent sur les corps féminins, des images au flou calculé, le tout dans une savante harmonie de nuances et d’éclairage. Autant de formes mises en évidence et transformées en symboles, de la beauté à livre ouvert estime Erri De Luca dans son texte introductif. Certes, les traits parfaits de Kirsten, de Saskia, de Naomie captent la lumière et séduisent la pensée. Mais n’est-ce pas trop composé pour l’œil, trop élaboré, jusqu’à en devenir artificiel ?
À l’inverse de ces images à la fois simples et naturelles, spontanément humaines, tirées du quotidien qui s’intercalent entre les autres, une vue de Séville sous le soleil, le vendeur d’œufs d’Udaipur, la place dell’Aquila à Ravenne. Comme si la poésie prenait l’avantage sur l’esthétique et le contemporain cédait le pas devant le classique.

Dominique Vergnon 

Paolo Roversi, Emanuele Coccia, Lettres sur la lumière, avec un texte d'Erri De Luca, avant-propos de Chiara Bardelli-Nonino, 60 illustrations, Gallimard, mars 2024, 168 p.-, 30€

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