Joseph Kessel, être davantage que soi-même

Ils ne sont pas nombreux les hommes qui par leur vie et dans leur vie font sans cesse se croiser histoire et géographie. Encore moins ceux qui le font au bénéfice de tous sans forcément escompter de la reconnaissance. Ils le font simplement par passion ou conviction. De la province d’Entre Ríos, en Argentine qui est son lieu de naissance à l’oblast d’Orenbourg que traverse le fleuve Oural qui est la patrie de ses affections, Joseph Kessel (1898-1979) est de ceux-là. Tous les pays ou presque ont constitué son domaine d’actions, les plus grands évènements du siècle ont été ses sujets quotidiens. L’attention à l’autre se rangeait au premier rang de ses priorités.
Si l’aventure, l’adventura des Latins, est ce qui doit arriver, Kessel a su et voulu en faire la raison et la trame de son existence, provoquant les faits, devançant les hasards, bousculant les logiques, ignorant l’imprévisible afin de le rendre visible.
L’exceptionnel était son ordinaire, écrit son neveu Maurice Druon.

Est-il une cause plus simple et plus spontanée de cette démarche, expliquant pourquoi et comment les chemins du monde et les carrefours des péripéties internationales ont été ses théâtres d’opération dont il était un acteur majeur, que cette confession, presque enfantine ? Le mot caravansérail me faisait rêver, avoua-t-il lors d’une interview.
On sait combien ce lieu garde une auréole mythique, à la fois auberge pour les caravaniers, abri pour les chevaux, repère pour les trafiquants, signal dans les villes, jalon dans les déserts, vaste et rude construction aux allures de palais célébrée par Fromentin, Chateaubriand et Paul Morand, son contemporain à peu d’années près, qui disait que c’était le rendez-vous de toutes les races et de tous les cultes. La géographie donc, de Riga à Dublin, de la Mer Rouge à Haïffa, du Kenya à l’Afghanistan et l’Assam. Kessel disait que les grands voyages ont ceci de merveilleux que leur enchantement commence avant le départ lui-même. On ouvre les atlas, on rêve sur les cartes. On répète les noms magnifiques des villes inconnues...
Et puis l’histoire, celle des deux conflits majeurs, de la guerre d’Espagne, des procès politiques.

Ses amis et ses compagnons de route sont à des titres divers des héros, qu’ils soient combattants dans les airs et soldats en cohortes, qu’ils s’appellent Mermoz et Saint Exupéry ou qu’ils soient anonymes et frères d’armes sans grades. Ils se côtoient devant un avion postal et montent dans un même camion militaire. Ils les aiment parce qu’ils se dépassent et repoussent toute limite. Mais la mystique de l’aventure fut-elle jamais, chez Kessel, autre chose qu’une mystique de l’homme, c’est-à-dire la recherche et l’attente du moment où, dans des circonstances exceptionnelles, il verrait de ses yeux l’homme devenir davantage que lui-même ? écrivait le 26 mars 1981 Michel Droit.

Autre héros malgré lui, Kessel les rejoint tous, aussi à l’aise avec les miliciens espagnols qu’avec les guerriers druzes. Il écrira que personne au monde n’était aussi riche qu’eux, justement parce qu’ils ne possédaient rien et ne désiraient pas davantage. Empruntons à André Chamson ces phrases prononcées le 6 février 1964, lors de son discours de réception au Quai Conti de Joseph Kessel : Ce n’est pas vous trahir que de rassembler ainsi tous ces personnages en un seul et même héros. Ils sont tous de la même race et n’appartiennent qu’à vous. Vos livres lus, ils restent vivants dans notre mémoire…

Les livres de ce chroniqueur universel ont fait et font encore rêver des millions de lecteurs. Faut-il à nouveau évoquer ces titres fameux, Le Lion, Les cavaliers, Belle de jour, Le Bataillon du Ciel, L’Armée des ombres, Fortune carrée, tant d’autres. Ecrivain merveilleux, puissant, épique, à la plume autant inspirée par la poésie que conduite par la probité, Kessel était également un conteur inépuisable, jamais lassant, à la voix chaude et persuasive, comme en témoignent ses entretiens avec Paul Guimard. A l’écouter on respire …le souffle barbare, désespéré et parfois sublime que la Russie sans limites a déposé dans ses chants, ses danses et dans le cœur de ses enfants et on s’arrête au pied du Kilimandjaro. C’était l’un de ces instants pour lesquels un homme doit remercier son destin.

De même que pour les autres régulièrement publiés à l’occasion des sorties des titres de la collection La Pléiade, cet Album Kessel réunit un vaste ensemble de photos et de documents tous intéressants, souvent inédits, toujours opportunément mis en regard avec les pages de l’excellente biographie de Gilles Heuré, qui en lui laissant la place qui lui revient de droit, donne ainsi tout son relief à celui qu’on appelait Jef !

Dominique Vergnon

 

Gilles Heuré, Album Kessel,  105 x 170 mm, 217 illustrations, Gallimard, mai 2020, 255 p.-

Lire également les articles de François Xavier, paru le 5 juin dernier, Kessel, le Lion de la Littérature et de Jean-Paul Gavard-Perret, Kessel par lui-même, le 11 juin, sur ce même site.

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