Enfant de Bohême, enfant du monde

J’ai toujours été amusé par les rencontres inopinées, les concours de circonstance, les coïncidences. Voilà que Médiéval sort sur Netflix, après un brillant succès en Tchéquie, et que je croise Gilles Kepel sur les écrans de CNews à l’occasion de la publication de l’historiographie de sa drôle de famille… tchèque. Connaissant ses travaux sur l’Orient depuis des années, me voilà d’autant plus surpris de le voir sur un terrain si différent. Le film narre les premiers faits d’armes de Jean Žižka, chef de guerre hussite qui refusa la dictature de l’empire (1419-1436), et ne fut jamais battu. Kepel emporte son lecteur dans un tourbillon tout aussi extraordinaire où l’Histoire déplie ses histoires, toutes plus folles les unes que les autres… Avec, dans les deux récits, cet immense respect pour la France. Et c’est ici qu’intervient le fameux distinguo entre les accents car en Bohême on ne mène pas une vie de bohème, à la Puccini, loin s’en faut ! Région d’une rare beauté mais tout aussi hostile qui forgea un peuple courageux, rude mais où l’honneur prédomine et la soif de justice règne.  
C’est donc avec gourmandise mais prudence que je m’aventurai dans les souvenirs de monsieur Kepel : traverser les siècles, soit, mais ne jamais oublier que l’essentiel se situe bien dans les angles morts, ceux d’Alain Fleischer tout comme ceux de Gilles Kepel ; étonnants voyageurs de cultures, fils de cette Mitteleuropa dont on ne sait plus très bien ce qu’elle renfermait jadis, et qui conserve son image d’Epinal. Raison supplémentaire de lire séance tenante ce poignant récit se déroulant sur 150 ans offrant par la même un regard sur la fin de l’empire austro-hongrois, la création de la Tchécoslovaquie, la Seconde Guerre mondiale puis l’arrivée du système soviétique.  
Admirablement écrit, tant par le style que l’érudition syntaxique et d’autant plus amusant à lire en ce moment qu’il paraît que l’on a décerné le Nobel à une personne n’ayant aucun style ni vocabulaire alors que cet opus-ci fut quelque peu oublié – faiblement distribué en librairie si j’en juge par mon expérience provinciale, quand la dame en question inonde les étagères de ces livrets insignifiants – alors qu’il porte en lui toute la quintessence de la langue française. Encore un coup d’épée dans l’eau à l’heur de la déconstruction mais tant pis, j’en appelle aux derniers amoureux de la langue française pour acheter, offrir – comme je le fis sitôt achevée ma lecture – ce livre et se laisser emporter par la musique, jouir des mélodies littéraires et oser aller chercher dans le Littré la signification de certaines formules : gué aréneux, verrat ithyphallique, églogue, gagnages des animaux, pentalogie, cousin cétartiodactyle, l’essartage des chemins… Avouez que cela a de la gueule ; c’est autrement plus gouleyant qu’une phrase d’Annie Ernaux !  
Gilles Kepel a donc un grand-père tchèque – mais sujet austro-hongrois – amoureux fou de la France – en 1895 il apprend le français à l’université puis intrigua pour être envoyé à Paris, d’abord comme correspondant de presse, une manière de pouvoir côtoyer les artistes à Montparnasse et de faire la cour à ces dames. S’en suivra un engagement politique dès la Première Guerre mondiale pour créer la légion tchèque et œuvrer à la création de la nation tchécoslovaque. On l’oublie un peu trop, mais à cette époque, la France était le centre du monde… 
Et la main qui jette les dès du hasard s’amusa à ce qu’il croise un jeune homme sur le pont de Prague quelques années plus tôt, un certain Guglielmo de Kostrowitsky qui allait devenir… Apollinaire. Avec cet ami particulier, les portes de Paris s’ouvrent, les articles s’écrivent, et les Tchèques débarquent à leur tour. On va croiser le peintre Kupka puis ce coquin de Pascin, on fréquentera la fameuse baronne d’Œttingen, cette drôle d’étrangère dont la galerie Le Minotaure nous offre jusqu’au 26 novembre une exposition assez atypique avec une scénographie qui vaut le détour…  On découvrira qu'à la Closerie des lilas, le serveur déclame un distique en apportant le café : Au maître Moréas / J’apporte un café tasse ! quand aujourd’hui on nous le claque sur la table avec un air obséquieux, ah oui, l’on comprend Fabrice Luchini qui avoue sa tendance un tantinet réactionnaire car, bien souvent, oui, c’était mieux avant…

Mais au-delà des turpitudes de l’Histoire qui va emporter la famille dans l'exil anglais, il y a l’amour qui est aussi enfant de Bohême – comme le chante Carmen – et ce grand-père coureur de jupons finira sur le tard par prendre épouse, aura deux enfants, dont Milan, le père de Gilles Kepel qui épousera une niçoise, région qui jouera à son tour un rôle dans l’épanouissement culturel de l’héritier qui, comme chacun sait, allait devenir le grand spécialiste de l’Orient arabe.
Ainsi, en août 2021, dans un voyage-pèlerinage avec son dernier fils, Gilles Kepel passa par le Trayas, hameau rattaché à la commune de Saint Raphaël et frontière avec les Alpes-Maritimes – que je traverse tous les dimanches via la corniche côtière – à la recherche de l’hôtel où descendit son aïeul.

Point d’Hôtel de la Poste – dont une carte postale survit depuis 1957 sur les réseaux – ni de Grand Hôtel mais plutôt un Hôtel des voyageurs, dit L’auberge blanche datant de 1924 qui n’est plus à vendre et désormais en pleine réhabilitation. Ainsi lors d’une prochaine escapade, une pause sur la terrasse panoramique pourra le replonger dans les réflexions que son père se faisaient en mirant la Méditerranée au coucher du soleil…
Quelle folie, quelle origine nourrissent cette tourbe qui façonne les Hommes, tous si différents mais tellement semblables dans leurs desseins que lorsque l’on regarde un peu dans le rétroviseur, on semble percevoir un tourbillon, cycle sans fin qui se nourrit de ses turpitudes et ne cesse de progresser toujours dans le même sens sans jamais se nourrir de ses erreurs. Marche en avant forcée qui conduit encore et toujours à l’inéluctable… à moins que l'art ne nous sauve, enfin !

François Xavier

Gilles Kepel, Enfant de Bohême, Gallimard, octobre 2022, 390 p.-, 22€ 
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