Vous feriez bien un détour chez la baronne d’Œttingen ?

Pour ma part, la question ne se pose pas, la simple évocation de son nom réveille des flots de souvenirs. Les images avant-gardistes se succèdent dans un kaléidoscope coloré où Férat, Picasso, Survage, Modigliani, Angiboult (son double en peinture) s’en donnent à cœur joie… avec Apollinaire en juge de paix (célébré à l’Orangerie avant l’été) et cette aura si particulière venue d’Europe de l’Est, en ponctuation ultime !
Comme dans toute légende, la jeune femme est très belle, une reine aux yeux clairs ; et arbore un sacré caractère... Qui lui commande de faire ses valises et de laisser château et baron en Russie pour venir s’installer à Paris, en 1903, en compagnie de Serge Férat – à l’époque, encore le comte Sergueï Nikolaïevitch Yastrebzov.

Les deux trublions trouvaient la Russie tsariste un peu trop… terne, seule Paris, ville-lumière par excellence, à l’époque, offrait toute la liberté désirée et allait certainement leur offrir la gloire qu’ils recherchaient avidement. Immensément riches, ils ne tardèrent pas à tenir salon, boulevard Raspail, où tous les artistes de l’avant-garde se donnèrent rendez-vous.
Ainsi, le mythe se construisit : le comte Sergueï signa ses tableaux Férat, et madame la baronne – à l’instar de la baronne Dudevant devenue George Sand – s’offrit trois pseudonymes : François d’Angiboult (peinture), Roch Grey (romans) et Léonard Pieux (poésie) !
C’était le temps merveilleux de la Ruche où un essaim de génies peignaient sans relâche ou tentaient toutes sortes d’expériences littéraires. Parmi eux, Hélène d’Œttingen retrouve Adengo Soffici, peintre et poète italien rencontré à Florence en 1898, avec qui elle nouera une forte relation (l’une de ses deux grandes passions amoureuses, avec Leopold Survage, en 1914), et qui fut le trait d’union avec l’autre vivier parisien, le Bateau-Lavoir… camp de base de Picasso et Apollinaire.
 

Coup de foudre réciproque : une amitié forte et sincère va aussitôt se développer avec le couple russe. Se forge une association qui œuvra, comme nulle autre pareille, à la promotion des avant-gardes littéraires et artistiques de Montparnasse.  La boucle se boucla, et tout ce petit monde n’eut de cesse de rivaliser de créativité, d’initiatives, de rencontres impromptues : le Douanier Rousseau (qui était aussi un sacré acteur qui anima leurs folles soirées), Max Jacob, Marie Laurencin, Robert Delaunay… et tant d’autres.

Réinventant le monde et vivant à leur manière, riches mais décalés, Hélène d’Œttingen et Férat défrayaient la chronique, surtout Hélène pour être honnête, un peu trop dispendieuse aux yeux du tout-Paris, mais elle se jouait des étiquettes, caméléon aux trois pseudonymes, et par son immense talent, elle imposa son œuvre, quoique les « bien-pensants » puissent penser du cubisme.
De toute manière, Apollinaire veillait derrière la couverture de sa revue et par ses articles repoussait le bourgeois derrière la médiocrité stylistique admirée par le plus grand nombre. Un peu comme aujourd’hui, sauf que l’on n’a plus d’Apollinaire pour défendre les artistes mais des business man qui blanchissent leur argent si mal acquis dans œuvres sans intérêt… 

En 1912, Les soirées de Paris, la revue chère à Guillaume Apollinaire est au bord de la faillite, Hélène et Serge la rachetèrent. Le couple mit le poète à sa direction (pour lui permettre aussi de se remettre des fausses accusations dont il fut victime après le vol de la Joconde) et le trio confirma la promotion de leurs idées, ayant la vitrine dont ils avaient tant besoin.
L’organe de presse fit donc l’éloge du Futurisme, du Cubisme, de l’Orphisme et des prémices du Surréalisme…

 

Mondains, certes, mais tout aussi travailleurs : Angiboult, Férat et Survage poursuivaient une œuvre extraordinaire. Peignant ensemble dans la même pièce, l’on peut retrouver dans leur peinture la poursuite de leur dialogue, les palettes matérialisant les conversations dans des compositions en miroir de leurs rêves de grands espaces, et l’imaginaire russe, cette transe si particulière que l’on retrouve aussi en littérature, état second du moment créatif, quand la main s’affranchit de l’âme, que le pinceau entre dans cette fameuse quatrième dimension initiée par le groupe de Puteaux ponctue chaque toile, transmettant au regardeur le frisson délicat qui électrise l’échine.

Les galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard se joignent pour présenter un ensemble d’œuvres croisées qui vous offriront ce petit plus que l’on pourrait nommer « supplément d’âme » ou encore frisson, pur plaisir de découvrir une peinture forte, imprégnée de vie, riche et passionnée, un témoignage d’une époque unique dans le monde de l’art.
Un passage chez la baronne, à ces deux adresses, illuminera votre esprit, vous redonnera un peu de cette légèreté si chère à Milan Kundera, qui nous manque cruellement.

 

François Xavier

 

Sylvie Buisson, Chez la baronne d’Œttingen – Naissance d’un mythe, +50 illustrations couleurs sur papier glacé, 225 x 225, broché avec couverture rigide, Éditions Le Minotaure, septembre 2016, 72 p. – 25,00 euros

 

PS - Cette exposition sera accompagnée de la publication des ouvrages suivants :
Journal d’une étrangère. Suivi de lettres de Serge FératTexte intégral de Roch Grey, dite Hélène d’Oettingen, introduit et annoté par Barbara Meazzi ;
et
Van Gogh, Le Douanier Rousseau, Apollinaire, Modigliani. Texte intégral de Roch Grey, dite Hélène d’Oettingen, introduit et annoté par Isabel Volante.

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