Ne prends surtout pas l'avion en 1993 !

  

Il peut nous arriver à tous de mal lire un livre (nos préjugés sont souvent nos ennemis). On a acheté un livre qui nous a fait de l'œil en librairie, et puis voilà, on le range ; on l'oublie ; on le dédaigne. Comme c'est triste ! Et j'avais laissé de côté Un devin m'a dit. Voyages en Asie, de Tiziano Terzani, ce grand journaliste italien que pourtant j'avais souvent lu dans les colonnes du Corriere della Sera.

   C'est le genre d'immense voyageur, de géant curieux avec lequel vous prenez un café à Bagdad et que vous retrouvez dix ans plus tard à Kuala-Lumpur. L'homme est resté pareil. Vous comptiez lui parler cinq minutes ? Eh bien non, de fait vous restez avec lui pendant deux heures. Il vous parle d'abord tout doucement, sans cette insistance vulgaire qui fait de nos interlocuteurs l'équivalent d'un container de jugements et de plaintes... Puis il vous saisit, vous intéresse profondément, il vous touche, il vous remue, il vous séduit et voilà que vous regardez votre montre : Bon sang, déjà ?!


   Cette fois, Tiziano Terzani nous raconte ce qui lui est arrivé en 1976 : à Hong-Kong, il rencontre un devin qui le met en garde : «  Ne prends surtout pas l'avion durant l'année 1993 ! » Et seize années plus tard, il décide de suivre cette prophétie ; le voici qui se déplace dans tout le continent asiatique en bateau, en autobus, en car, en pousse-pousse, en tuk-tuk, à dos d'éléphant, et pire que tout : en train !

   Il arpente donc les plaines de Mongolie – ses pages sur Oulan-Bator sont remarquables. Il entend dans la forêt, en Birmanie, des bruits de chaînes qui traînent misère parmi les basses feuilles des choux palmites : ce sont des prisonniers enchaînés qui ont eu le malheur de participer à des manifestations à Mandalay... Comme il a bien sûr abandonné toute velléité de prendre un vol pour tel ou tel aéroport, ce sont ses collègues qui un jour, à sa place, sont montés dans un hélico et se sont écrasés au sol, couverts d'essence, or miraculeusement personne n'est mort, aucune étincelle n'a mis le feu à toute la plaine, et « Jean-Claude Pomonti, du journal Le Monde, a perdu trois dents ».

   Le monde de Terzani est tout petit, c'est le café du coin, et en même temps il est immense, incommensurable, comme l'auteur. Le voici en Chine : un major de l'Armée chinoise est convaincu que le prochain grand événement sera la guerre civile qui ravagera son pays : les gens du sud contre ceux du centre, les gens du littoral contre ceux de l'intérieur, « ceux des villes contre ceux des campagnes », la plus grande population du monde mettra le pays à feu et à sang.

   Terzani part tout le temps. Comment a-t-il maintenu en bon état son mariage et comment est-il resté ami avec son épouse ? Eh bien, il est parti souvent, et chaque retour au foyer était un bonheur. « N'y a-t-il pas une offensive au Viet-Nam ?! » lui disait sa femme. Et il partait alors, puis revenait quinze jours plus tard, faisant le bonheur de son entourage : « Bien des mariages meurent tout simplement d'ennui. »

   Sage et marié, notre homme parcourt donc toute l'Asie. Il parle aux petits, aux inconnus, aux bombardés au napalm, à tout le monde. Et à Sihanouk, le fûté ! Terzani rencontre Norodom Sihanouk au Cambodge. Comme toujours, celui-ci parle de tout et de rien, rit, s'agite, et soudain bifurque sur Malraux et l'affaire des bas-reliefs. Ce n'était pas un voleur, dit-il. Malraux a commis « un rapt d'amour »...

   Précisément : c'est un peu ce que je voulais dire au sujet de ce récit de Tiziano Terzani : je l'ai volé au Salon du Livre, mais j'ignorais alors que je l'aimerais à ce point !


Tiziano Terzani, Un Devin m'a dit. Voyages en Asie, éditions Intervalles.  2015- 459 pages - format poche - 14,90 €.

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