D'une fille à son père : entretien avec Ariane Bois

Pourquoi publier ce récit Éteindre le soleil ?
Il s’agit d’un récit à la fois intime et je l’espère universel et non pas d’une œuvre de fiction comme mes précédents livres. Lors du premier confinement où nous étions tous plus ou moins contraints, j’ai songé à un autre type d’enfermement, celui de mon père, prisonnier à la fin de sa vie d’une relation toxique, qui a bien failli nous séparer, lui et moi et qui a pesé de tout son poids dans notre univers familial.
J’ai eu besoin de raconter cette histoire, non pas pour me venger ou pour régler des comptes mais pour comprendre ce qui nous était arrivé. Pourquoi une femme, sa compagne donc, l’a-t-elle isolé, mis sous dépendance, exercé un contrôle absolu sur sa vie, le laissant affaibli et dépendant ? Il m’a fallu dix ans pour penser cette emprise et me poser les bonnes questions : pourquoi ne l’ai-je pas compris plus tôt, comment les choses ont-elles pu aller si loin, qu’aurais-je pu entreprendre pour m’y opposer ? 

Vous décrivez une relation presque fusionnelle avec votre père, véritable personnage de roman.
Médecin humanitaire, aventurier fou de voyages, mon père partait loin soigner ceux dont on ne se soucie pas ou peu, en Bolivie,  au Vietnam, en Haïti. Il a séjourné près de 30 fois en Guyane pour vacciner les Indiens. A chaque fois, il nous rapportait à nous, ses enfants, des arcs, des flèches, des tambours, et même une fois, un perroquet vivant, des cadeaux extraordinaires à dix ans ! Il adorait aussi couper, tailler, façonner le bois, vivre en forêt, fidèle ainsi à son patronyme, Bois.
Sa générosité le poussait à inviter des SDF à la maison sous l’œil attendri de ma mère. Médecin engagé, il ne supportait aucune injustice. Il ressemblait un peu à Yves Montand, dont il possédait l’allure et le charisme. Il était irrésistible pour la petite fille que j’étais.
Une fois adultes, nos liens déjà très forts se sont encore resserrés après les tragédies, la mort de mon frère racontée dans mon premier roman Et le jour pour eux sera comme la nuit (Ramsay) et celle de ma mère dans Sans oublier (Belfond). Nous formions lui et moi, un duo que rien en apparence ne pouvait briser. 

 

Vous expliquez comment cet homme est tombé sous l’emprise d’une manipulatrice. Comment définissez-vous l’emprise ?
C’est un phénomène complexe qui s’appuie sur une vulnérabilité, une sensibilité exacerbée. Mon père se trouvait affaibli, traumatisé par les deuils qu’il avait vécus. Cette femme a su dans un premier temps l’apaiser, l’accompagner mais peu à peu, elle a posé les bases d’une relation dominante et nous a exclu, nous, sa famille. Dès la première rencontre, elle m’a lancé : Je connais ton père depuis plus longtemps que toi. Une vraie déclaration de guerre comme si nous étions des rivales ! 
Dans l’emprise, il existe des phases bien connues maintenant des psychologues :  d’abord la séduction, le lien fusionnel, qui fait croire à la rencontre avec la personne providentielle, puis le travail de sape à base de critiques, le dénigrement, l’hypercontrôle (pour pouvoir déjeuner avec moi, mon père devait prétexter une course), une certaine violence verbale, psychologique et même physique. 
Suit ensuite l’attaque avec l’éloignement des autres, l’isolement, la culpabilisation, l’intimidation et enfin la destruction pure et simple. Les pervers narcissiques, puisqu’il s’agit de ça, fonctionnent comme des lions dans la savane : il s ‘agit d’isoler leurs proies, d’attaquer, de détruire.
De tels individus soufflent en permanence le chaud et le froid, alternent les caresses et les claques, mentent, disent tout et son contraire ; c’est à devenir fou, on perd sa capacité de penser.  Très vite je n’ai pu voir mon père qu’en sa compagnie, je ne le reconnaissais plus. Où était passé l’homme solaire, fier de lui, prompt à agir et à défendre les siens ? 
Le piège patiemment façonné s’est refermé quand la maladie s’est déclarée : nous avons eu beaucoup de mal à conserver un lien avec lui, tout passait par elle. Elle interdisait le portable par exemple ou les visites, qui nous auraient permis de nous parler directement. J’étais contrainte de communiquer avec lui depuis la rue.
L’emprise chez les victimes et leurs proches se traduit dans un premier temps par la sidération et le déni : on pense que la personne souffre seulement d’un mauvais caractère, qu’il nous faut être plus accommodant, que peut-être son comportement est finalement de notre faute. Un effet Syndrome de Stockholm peut apparaître, la victime estime qu’elle a besoin de cette personne pour vivre, son estime de soi est diminuée, elle se sent dévaluée. Notre famille s’est retrouvée dans un piège, un imbroglio. Nous avions perdu confiance dans nos ressentis, nos intuitions Plus nous nous débattions, plus ces nœuds paraissaient inextricables. 

Quel est le message que vous avez souhaité exprimer avec ce récit poignant ?
Je voulais à la fois témoigner et m’interroger : pourquoi ne parle-t-on presque jamais de l’emprise au féminin ? Les hommes admettent rarement se trouver sous la coupe de quelqu’un, ils ressentent honte et humiliation et souffrent en silence ou prennent un jour le courage de rompre. Depuis que j’ai écrit ce récit, je reçois de nombreux témoignages de personnes dont les belles-mères entendaient exercer un pouvoir absolu au détriment de celui qu’elles sont censées aimer.  
Les contes sont bien entendu peuplés de marâtres, rappelons-nous de Cendrillon, de Blanche-Neige et de bien d’autres, mais la grande différence avec le passé est que désormais, il existe des moyens de se protéger. Un numéro national d’écoute sur les violences familiales a été créé, le 39.19,  des associations se sont spécialisées pour lutter contre l’emprise, un arsenal juridique existe. On admet que les violences psychologiques représentent de vraies violences et ne sont pas un simple différend familial. 
Personne ne devrait être impuissant face aux prédatrices, qui briment, humilient, dépouillent, privent leur compagnon de leurs enfants, de leurs proches.

Les pages sur la maladie de votre père et son décès sont bouleversantes : quels auteurs ont pu vous influencer ?
J’ai beaucoup lu sur le deuil : Joan Didion, et son superbe livre L’année de la pensée magique, ainsi que Le bleu de la nuit, tous deux publiés chez Grasset m’ont accompagnée de longues années. J’ai beaucoup apprécié aussi Martin cet étéde Bernard Chambaz, édité chez Julliard, un livre sur le désespoir d’une famille après la mort accidentelle d’un jeune homme ou encore Le livre de ma mère d’Albert Cohen, l’un des plus beaux textes sur le lien filial. J’ai trouvé du réconfort dans ces lectures. Quand on se trouve en deuil, on se croit seul au monde à ressentir ce manque, cette douleur. La littérature a un vrai rôle à jouer : en compagnie de certains auteurs, on se sent moins démuni face à sa tristesse. J’ai lu et relu ces ouvrages et j’ai compris comment la littérature était plus grande que nous et avait le pouvoir de nous consoler.

Quels sont vos projets ?
Je reviens, pour mon neuvième livre, au roman, avec une belle histoire d’amour située dans le sud de la France pendant l’année 1940 qui paraîtra en janvier 2023 chez Plon. Je suis très heureuse de retrouver les romans historiques et les personnages de fiction dans la lignée du Gardien de nos frères paru chez Belfond.
 

Propos recueillis par Brigit Bontour
Ariane Bois, Éteindre le soleil, Plon, février 2022, 173 p.-, 18 €

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