Caroline Vié, Brioche : du pain et des rêves

Un roman parfois un peu difficile, mais qui ne vous laissera pas sur votre faim...

Nul n’est obligé de se soumettre à la religion de saint Jérôme Garcin, qui menace ses disciples — à savoir les critiques du Masque et la Plume — de toutes les flammes de l’Enfer dès que l’un d’eux fait mine de révéler la fin d’un film ou d’un roman. Gâche-t-on, vraiment, le travail de Flaubert si l’on révèle d’emblée qu’Emma Bovary va mourir ? Prive-t-on les enfants d’un plaisir essentiel si on leur dit que E.T. rentrera chez lui ? Et même, il n’est pas exclu que le fameux Meurtre de Roger Ackroyd de Tante Agatha soit plus intéressant à lire quand on sait que l’assassin n’est autre que le narrateur.

Malgré tout, il n’est peut-être pas mauvais de respecter un certain « embargo » pour un roman tel que Brioche de Caroline Vié, dans la mesure où il repose sur une situation qui n’évolue pas, ou guère, l’action étant à trouver dans la narration elle-même et dans l’interprétation qui est donnée de cette situation. Technique chère au cinéma et que connaît bien Caroline Vié, puisque la plus grande part de ses activités depuis un tiers de siècle consiste à écrire sur des films : les personnages ne bougent pas ; le décor reste inchangé ; mais, en reculant, la caméra nous révèle que les choses — et les rapports qui les lient — ne correspondent pas du tout à la vision que nous en avions. Le ton doux et attentif de Brioche se révèle assez vite sadique. Mais ce sadisme n’exclut pas la tendresse. Tout dépend de l’encre avec laquelle on choisit d’écrire cette histoire.

Brioche est sorti parmi la fournée des « romans de la rentrée », et fait partie de ceux dont on parle abondamment. Mais le cadeau est peut-être empoisonné pour Caroline Vié : certains critiques n’ont pas hésité à parler dans leurs articles de séquestration. Sans doute ont-ils livré un peu trop vite aux lecteurs le « pot aux roses ». 

Cette action qui s’inscrit dans la narration et non dans les événements proprement dits fait que Brioche sera sans doute illisible pour certains lecteurs « émancipés ». Inutile de sauter trois ou quatre pages si l’on trouve que le texte traîne un peu. Quatre pages plus loin, il traînera tout autant. Aucun événement ne se sera produit. Mais, paradoxalement, si le lecteur est assoiffé de liberté, il devra dans un premier temps accepter de se couler dans ce texte, de se laisser bercer d’un bout à l’autre, de se laisser hypnotiser, même, par le chant de ses phrases… Cette brioche sort peut-être, après tout, de la même chaîne de boulangeries-pâtisseries que la madeleine de Petit Marcel, et il est absurde de vouloir lire les phrases de Proust en diagonale. Il est des raccourcis qui font perdre du temps.

Se laisser bercer, donc, rêver peut-être, et découvrir malgré soi, spontanément, toute une série de métaphores possibles, et souvent compatibles les unes avec les autres. Cette voix unique que nous entendons, ce peut être celle d’une journaliste pleine tout à la fois d’amour et de haine à l’égard des gens qu’elle rencontre et fatiguée de poser à d’autres des questions pour lesquelles elle fournirait elle-même de bien meilleures réponses ; ce peut être aussi « la vengeance d’une femme », lasse d’être la proie des rois mâles ; ce peut être la révolte d’un fan, qui n’en peut plus d’être sous la coupe de tel ou tel comédien. Mais ce peut être aussi, tout simplement, la « séquestration » qu’impose un grand auteur à son lecteur, celui-ci découvrant tout d’un coup, avec terreur et bonheur, qu’il ne pourra plus jamais sortir de l’ouvrage dans lequel il vient « d’entrer ».

Mais dans ce cas, le mot séquestration n’a plus beaucoup de sens, car lecteur et auteur sont assez vite compagnons de chambre. Qui séquestre qui ? Et cette voix qui de bout en bout exprime un monologue tellement intérieur et si peu extérieur, ne s’adresserait-elle pas avant tout à un fantasme ? 

Brioche est, sauf erreur, le deuxième livre de Caroline Vié. Le premier n’était pas un roman, mais une étude sur le cinéma de John Woo. Vous êtes surpris ? Vous avez tort. Voyez comment chez Woo l’agressivité ultime, comme on dit aujourd’hui, se mue le plus souvent en paralysie, l’adversaire n’étant qu’un autre soi-même. Fameuses scènes où les deux gunfighters se tiennent mutuellement en respect avec leurs revolvers… respectifs sans trop savoir comment ils en sont arrivés là. Renversement total des rôles dans Volte-Face. Toute cette confusion entre l’autre et soi-même nous semble parfaitement résumée dans cette exclamation rageuse de la narratrice, un aphorisme dans lequel un grand nombre d’entre nous se reconnaîtront : « Je ne sais pas qui de nous deux est le plus nul. Toi qui as promis et qui n’as pas tenu ou moi qui t’ai cru. »


— Sortir avec le peloton des « romans de la rentrée », n’est-ce pas un cadeau empoisonné ? Surtout pour un ouvrage comme le vôtre, qu’on ne saurait résumer sans en dire trop ?
C’est mon éditeur qui l’a souhaité et je n’ai eu qu’à me féliciter de lui avoir fait confiance en toutes choses. Je suis ravie qu’on parle de mon livre. Tant pis si les articles sont parfois un peu trop indiscrets quant à son intrigue. Je suis une inconnue. Brioche est mon premier roman. Toute médiatisation est inespérée et toute marque d’attention, même maladroite, est accueillie avec reconnaissance. Je me considère comme très gâtée. 

Savez-vous que, dans la justice française, la séquestration est considéré comme un crime plus grave que le viol, et donc exposé à des peines nettement plus lourdes ? 
Je l’ignorais et, pour être franche, cela ne m’empêche pas de dormir. Les deux sont de mauvaises idées. Signe de déséquilibre pour ceux qui les pratiquent et traumatisantes pour ceux qui les subissent. Ces pratiques ne me tentent nullement dans la vraie vie (et je suis, de toute façon, bien trop maladroite pour parvenir à m’emparer de qui que ce soit). 

Vous refusez la référence à Misery de Stephen King, mais si l’on vous dit, plus simplement, que Brioche peut être lu comme un roman d’horreur… ?
« Roman d’horreur ? » Pourquoi pas ! Mais je n’ai jamais été partisane des catégories. Lectrice ou spectatrice, j’apprécie les mélanges. Si je devais définir Brioche, je dirais que c’est une histoire d’humour tragique. Il est amusant de voir qu’une femme qui séquestre quelqu’un est immédiatement assimilée à Misery, comme si l’enlèvement au féminin effrayait tellement qu’il ne pouvait être envisagé que de façon spontanée, irréfléchie… Mon personnage n’a rien à voir avec Misery. Cette dernière est une solitaire. Elle trouve par terre l’auteur qu’elle admire : elle n’a qu’à se pencher pour le ramasser. Mon héroïne n’est pas une fan : c’est une femme amoureuse qui prend les choses en main pour satisfaire son désir. Elle n’attend pas que son favori lui tombe tout cuit tout rôti dans le bec. Elle agit ! Elle se fiche par ailleurs de son travail. Elle l’aime, lui, et rien d’autre. 

Comment votre récit est-il né ? Y a-t-il eu un « déclencheur » précis ?
Une rencontre — et des années de pratique du métier de journaliste de cinéma. Pas de film, ni de livre en particulier. Scrat, le rongeur de l’Age de glace, est l’alter ego de ma narratrice. Il est, sans nul doute, mon influence principale avec sa passion autodestructrice pour un gland dont il n’a nul besoin (il ne le mange jamais, mais ne meurt pas de faim et est même plutôt en forme).

Est-ce Marie-Antoinette qui vous a soufflé le titre ?
Il est fait pour être appétissant comme un mets conçu exclusivement pour le plaisir. Il n’y a pas de qualité nutritionnelle dans une brioche, qui n’en appelle qu’à la gourmandise. Cette notion, comme la beauté et le bonheur, est purement subjective. Certains préfèrent les éclairs ou les sablés. Chacun peut substituer sa propre friandise à la mienne. Marie-Antoinette aurait peut-être préféré manger du pain…

Qu’est-ce qui vous
a donné l’envie de passer du journalisme à la fiction ?
L’envie d’écrire un roman est venue du désir de raconter une histoire en toute liberté, en sortant du carcan du calibrage et du style journalistique. Là aussi, il s’agissait de gourmandise face au clavier. C’était une expérience ludique et douloureuse. En somme, très satisfaisante. 

Une adaptation cinématographique est-elle envisageable ? et avec qui, selon vous, dans le rôle de Brioche ?
Je n’ai pas écrit avec cette idée dans la tête. Si cela devait intéresser quelqu’un, je serais curieuse de voir comment la personne substituera son style cinématographique à ma façon d’écrire. Il me semble indispensable d’opérer des choix de mise en scène originaux pour que cette histoire soit intéressante à l’écran et ne tombe pas dans le thriller basique. Si je réalisais le film, j’aurais bien ma petite idée pour le rôle de Brioche. Comme ce ne sera pas le cas, je laisse au cinéaste éventuel le choix des armes et de l’incarnation de mon héros… et de mon héroïne. Cette idée m’amuse beaucoup ! 

— Entre ouvrages documentaires, comme votre livre sur John Woo, et ouvrages de fiction, comme celui-ci, votre cœur balance ?
J’ai pris un immense plaisir à écrire un livre sur John Woo et j’aime toujours pratiquer mon métier de journaliste de cinéma. Pour l’instant, je préfère consacrer mes rares heures perdues à la fiction plutôt qu’à réfléchir sur l’œuvre d’autres personnes. J’aime à penser que Brioche ne sera pas mon unique plat du jour. 

Quel sens faut-il donner à la phrase : « Je ne sais pas qui, de nous deux, est le plus nul. Toi qui as promis et qui n’as pas tenu ou moi qui t’ai cru. »
Une lucidité supposée n’ a jamais empêché personne de faire ou de croire des bêtises. La narratrice, femme raisonnable, a perdu tout sens commun pour ce qui concerne sa Brioche. Elle s’en veut de son manque de discernement, car elle se piquait jusqu’alors d’être imperméable aux sentiments. « L’amour n’a jamais rendu personne intelligent », se dit-elle. Il en est de même pour toutes les passions, qu’elles soient amoureuses, culturelles ou politiques... Personne n’est plus crédule que le croyant. Il ne demande qu’à voir sa foi encouragée.

Propos recueillis par FAL
© Photo : Delphine Jouandeau

Caroline Vié, Brioche, JC Lattès, 22 août 2012, 250 pages,17 €

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