Une soirée littéraire, d’Ivan Gontcharov : La critique c’est la guerre !

La critique littéraire : la guerre poursuivie sur un autre terrain ? C’est le propos amusé de ce récit inédit en français – écrit en 1877 –, proposé par les éditions de L’Herne, dans une jeune collection de « nouvelles » de fort belle facture. Grigori Petrovitch Ouranov reçoit chez lui toute la mondanité de sa ville pour y faire entendre le roman d’un écrivain lu par lui-même devant un parterre choisi : Kalianov, la comtesse Siniavskaïa, la princesse Teskaïa et sa fille, le romancier Skoudelnikov, Bebikov, affairé à l’écriture d’un roman et Tougooukhovski, archive vivante, entre autres. La séance de « gueuloir » a commencé, l’auteur déroule son récit, petit drame bourgeois somme toute assez banal : Lidia est amante en secret d’un comte. Leurs relations, qui jusqu’alors n’étaient que soupçonnées, sont étalées au grand jour dans la bonne société. Les racontars déshonorants sont à l’œuvre, Lidia ne supporte pas les regards de travers et les chuchotements et tombe malade. Mélancolie féminine, dit-on. Docteur Charcot diagnostiquerait un cas en vogue : l’hystérie, bien connue des héroïnes à la sauce romantique. Au retour du prince, Lidia est guérie. L’intrigue, sur fond de ville thermale allemande et côte méridionale, inspecte les milieux grands bourgeois tout en alignant les considérations esthétiques. Lecture faite, chacun y va, pendant le souper, de son éloge, de son commentaire, de sa critique.

 

Premier reproche fait à l’auteur : aucun individu de simple condition ne traverse cette histoire. On se demande si cette bluette, somme toute assez bien écrite, mais si peu réaliste, méritait de l’être. Est-on en présence d’une œuvre d’art ? Qui peut décider de la valeur artistique d’une œuvre littéraire ? Ivanovitch suggère que certains écrivains sont davantage attachés à leur objectif intérieur, se souciant de ce qu’ils doivent exprimer ; pour eux, l’art est un moyen, non un but ; d’autres au contraire, se passionnent pour la forme, attachant du prix à la façon de l’exprimer […] Une troisième catégorie combine contenu et forme avec brio : les Dickens, les Balzac, les Pouchkine, les Lermontov, les Gogol. Mais ils ne courent pas les rues ni les salons. L’éternelle querelle entre les tenants de l’art pour l’art et ceux qui défendent le propos moral et didactique est relancée.

 

Kriakov, qui jusque là s’était tu, amorce un cours aux invités. Il rappelle, un peu sentencieusement, qu’un livre peut avoir ou non une portée pédagogique, et que l’auteur a toute liberté en art. Selon lui, la vérité artistique doit combiner le vrai et le beau. La littérature ne saurait servir les seuls buts utilitaires et forcer l’art à chercher seulement toutes sortes de maux, sous le prétexte sacré de l’amour et de la compassion pour son prochain… Un invité conspue ensuite Pouchkine, chantre de la fraternité, de l’ « ennui oisif » et de la volupté languissante. Il est l’heure d’encenser Tolstoï, en qui chacun se plaît à voir le peintre impartial et objectif de la société toute entière avec ses couches hautes et basses. Les mots utilitarisme et socialisme sont frileusement jetés en pâture aux commensaux, à l’heure du dessert. Tchechnev reproche à l’auteur de ne pas s’exprimer dans la langue du peuple et de le maintenir sciemment dans l’ignorance. On finit par rire à gorge déployée, il ne s’agit, après tout, que d’un roman. On a péroré, on s’est crêpé le chignon. Soukhov a le mot de la fin : Mais on s’amuse tout de même beaucoup ici ! Un critique présent à table se promet d’étriller l’œuvre qui vient de lui être lue, quand elle paraîtra. Après tout, c’est son métier. Tel autre le confirme : – Oui, c’est vrai ! La critique, c’est la guerre ! On se bat avec des mots, avec des glaives ou ses poings, c’est selon. N’empêche : les ananas étaient juteux, le vin excellent !

 

Plaisant récit où l’on retrouve le subtil humour de Gontcharov, cette Soirée littéraire ravira les aficionados d’Oblomov, parfait modèle du dilettante pétersbourgeois.   

 

Frédéric Chef

 

Ivan Gontcharov, Une soirée littéraire, traduction et annotations de Bernard Kreise, L’Herne, février 2016, 214 pages, 16 €

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