Fils et mère de Jacques Chauviré : Les faveurs bleu pâles de l’adieu

En ces "Trente Glorieuses", la médecine était encore une des humanités qu’honoraient quelques plumes affûtées comme des scalpels : Jean Reverzy (1914-1959), auteur du Passage et son condisciple de la Faculté de médecine de Lyon, Jacques Chauviré (1915-2005), généraliste des bords de cette Saône paresseuse survolée de mouettes – Neuville, à quelques encablures de la capitale des Gaules où il exerça pendant quarante ans. Ayant rencontré Albert Camus, il fit son entrée chez Gallimard, où il déposa quelques titres magnifiques : Partage de la soif (1958), Les passants (1961) ou encore La confession d’hiver (1971), romans qui témoignèrent de son attachement aux hommes et à la grande patience de celui qui guérit les plaies du corps sinon celles de l’âme. Ayant remisé son caducée, le docteur Chauviré – amateur de football et ancien gériatre – entra dans une période silencieuse qui convenait parfaitement à sa modestie. Eloigné des milieux littéraires et des soutiens qui avaient permis à son œuvre de voir le jour, il n’en demeura pas moins requis par les exigences d’une littérature hostile aux effets de manches, et fréquenta en silence les figures tutélaires de sa vie passée, témoins sa mère et ses anciens patients. Il écrivit donc, sans qu’on le sache. En retraite et en retrait.

 

Les éditions Le temps qu’il fait, inlassablement, poursuivent leur entreprise de salubrité publique : l’accouchement des œuvres inédites du médecin. Après avoir publié notamment Elisa, qui propulsa en 2003 Chauviré presque nonagénaire dans une longue tournée de dédicaces aussi tardive qu’inespérée, voici Fils et mère. Dans ce récit intimiste qui s’apparente à une lettre posthume adressée à sa mère, Chauviré rejoue un passé qui ne passe pas. Il se revoit enfant, lui qui fut conçu un mois avant l’été de Sarajevo. On chante autour de lui des mélodies de Verlaine sur un piano triste. Son père s’apprête à mourir de ses blessures, quelque part sur le front de Champagne. Pupille de la Nation, le narrateur joue avec des soldats en carton-pâte, la veuve ramasse des éclats d’obus et des souvenirs épars. Le temps s’écoule, la mère songe un instant à prénommer son fils comme son père, pour déjouer les pièges du temps et du destin : On ne lutte pas contre l’absence d’un être cher en donnant son prénom à un enfant. Le mal est fait. Pour oublier ce veuvage éternel comme la nostalgie, la mère tient son fils à l’écart des tentations, dans le jardin de Genay, paradis des amours enfantines et refuge des grands-parents. Inconsolable, elle oscille entre la puissance de la vie et celle du deuil et tient son fils en respect devant les beautés de la nature – les oiseaux, les fleurs et les simples. Mais un jour les oiseaux ne l’intéressent plus, ce sont les filles. Le fils fait donc ses premiers pas dans la lumière de l’amour, s’éprend d’une jeune femme prénommée France. La mère, jalouse de sentiments qui ne lui sont pas destinés, invite son fils à la prudence et à la retenue. Les épreuves du temps le remettront dans le droit chemin. Il suffit d’attendre. Le narrateur entame sa médecine. Une délivrance.    

 

Sur le tard d’une vie étirée à l’image de la Saône qui coule et ne coule pas, l’écrivain revient, une dernière fois, sur cette relation passionnée à la mère abusive, à laquelle, étonnamment, il n’aura jamais adressé de reproches. Chair de ma chair : cette expression, pourtant, le déchirait en silence. A Genay, non loin de Lyon, dans ce conservatoire des parfums d’antan, l’écrivain a fini sa vie et repris la plume parmi les souvenirs de sa mère. Sans rancune, avec justesse, il a tenté d’exorciser cet amour viscéral qui le mutilait. L’éternité a le dernier mot de ce récit intemporel et puissant : Mon temps est proche. Toi aussi peut-être. J’espère en ton jardin. Chauviré, comme personne, ravive une époque disparue et fige le cours du temps.

 

Note : L’œuvre de Jacques Chauviré a reparu au Dilettante. Le temps qu’il fait a publié sept de ses ouvrages. 

 

Frédéric Chef

 

Jacques Chauviré, Fils et mère, Le temps qu’il fait, octobre 2014, 128 pages, 16 €

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