Jean Marie Blas de Roblès, Dans l’épaisseur de la chair : Puissance de Roblès

Écrivain ! Un écrivain ! Un vrai de vrai, avec une histoire originale, rude, captivante, sincère, et du style, du souffle ! Oui, vous avez bien lu : un style à lui, puissant, inimitable.

Mais laissons ici ce bel enthousiasme juvénile et livrons quelques précisions. Le narrateur part pêcher en mer, « sur les hauts-fonds de La Plane, en face de La Seyne-sur-Mer et de Saint-Mandrier » (m’est avis qu’il aurait pu pousser jusqu’au cap Sicié, et contourner l’île appelée Les Deux Frères, ô endroit béni des dieux !, mais il a préféré rester au large de Toulon, c’est son choix ; je n’y vois pas d’inconvénient). Hélas, il tombe à l’eau… et ne peut se hisser de nouveau sur le plat-bord, la corde glisse, les prises sont délicates, il n’y arrive pas, voilà ! il reste dans l’eau, je le lui avais bien dit… Tandis qu’il barbote et clapote, il se remémore le reproche émis par son père : « Tu n’as jamais été un vrai pied-noir ! » et il va passer tout ce temps de l’immersion à se replonger dans son enfance et surtout dans l’histoire de son père, médecin désormais très âgé, qui a connu l’Algérie avant, pendant et après la 2nde guerre mondiale, « l’errance de son goum dans les Abruzzes », la bataille d’Anzio, et qui a eu l’occasion de faire le beau : « Cassino, laisse tomber, c’est un enfer, on n’y arrivera jamais de la manière dont les Ricains s’y prennent » parce que, « la baraka, on l’a ou on l’a pas. »

Il a tout de même dû l’avoir, cette fameuse baraka, parce que Manuel, père du narrateur, aura survécu, écrabouillé des Allemands en Italie, été décoré par le (futur) maréchal Juin, connu les frimas du plateau de Langres et dansé avec Danielle Darrieux, retrouvé Sidi-Bel-Abbès, puis évidemment en aura été expulsé, bien que réputé bon médecin aimé de ses patients arabes, et regagné le sud de la France vers 1961… Là, on n’accueille guère ces familles de réfugiés, on tape du plat de la main sur les portières de « l’Ami 6 » qui a malencontreusement conservé sa plaque d’immatriculation algérienne : « Rentrez chez vous, sales pieds-noirs ! »

Mais ce père est courageux, il rebâtit sa vie en dépit des escroqueries et des embûches, de « l’interminable hiver 1962 avec son froid de gueux », il remet sa famille en état, trouve du boulot et une baraque, ce sera médecin-généraliste, tant pis pour la chirurgie et le souvenir des dissections datant de la guerre !  

Cette résilience, cette vie superbe, ce panache, sont magnifiquement restitués par son fils, narrateur-auteur, triste sans doute d’avoir été incriminé par son père mais lui reconnaissant, avec gratitude, ses immenses qualités et son côté « Don Corleone ». Le récit part souvent vers le pittoresque (l’adaptation au cinéma devrait être envisagée) : « Tassé avec les autres dans sa barge de débarquement, Manuel n’avait rien vu de Cavalaire ni des côtes varoises. Il y eut un moment où la troupe surmonta le mal de mer pour s’emparer des bidons de gnôle qu’un officier lançait au-dessus des casques ; une courte effervescence, un début de bagarre, puis le choc de la péniche sur les plages les avait tous déséquilibrés. » La finesse des descriptions n’est pas en reste : « … algues et salissures ternissent déjà la belle couleur sang de bœuf de la peinture immergée ; les balanes se sont multipliés, leurs cônes de calcaire colonisent la ligne de flottaison comme autant de petits volcans. »

Devant la beauté de ce chef-d’œuvre (et le bel objet proposé avec soin par un éditeur de qualité et par David Pearson, auteur de la très agréable couverture), il m’a fallu farfouiller pour dénicher une faute, hélas bien vénielle : non, Môssieu de Roblès, il ne saurait exister de «sanatorium, en Savoie, à Briançon» car cette belle ville est sise à notre frontière avec l’Italie, dans les Hautes-Alpes... Ceci pour agacer, car en lisant ce roman derechef, puis une troisième fois, je continue d’être séduit par ses réflexions futées sur l’effet placebo en pharmacie, sur l’histoire de la colonisation, sur les Algériens subtilement comparés à des Comanches qui auraient réussi à se débarrasser des colons anglophones, et, comble de finesse, sur le jeu d’échecs…, séduit, disais-je, par son style extraordinaire, par sa faconde, par son rythme trépidant ou calme, en un mot : par son ampleur. À quand le Goncourt ?...

On aura donc l’impression d’avoir lu un très bon auteur, mais aussi d’avoir rencontré un homme noble et intelligent, un « grand », comme on disait jadis, et ceci, par les temps qui courent, fait beaucoup de bien.

Bertrand du Chambon

Jean Marie Blas de Roblès, Dans l’épaisseur de la chair, Zulma, août 2017, 374 pages. 20 €.

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