Liège, oui ? Ben, finalement, non.

 

Avant d’aborder Liège, oui de Joanne Anton, je tiens à avertir que je vais commettre une incartade à l’un des quelques principes directeurs que je tente d’observer lorsque j’écris une recension : en recourant à la première personne du singulier.

 

 

J’ai reçu ce texte sur ma demande, trois jours (!) après avoir signifié auprès d’Allia que j’étais intéressé de le découvrir, je l'avoue, parce qu’il était signé d’une compatriote et qu’il évoquait ma ville. Je me suis mis à la tâche à peine l’enveloppe déchirée avec gourmandise. Il faut dire que le volume n’est guère décourageant dans son abord (quarante pages de texte, assorties de quelques illustrations, cela vous instille des pulsions de troussage à la hussarde) et que les publications de cet éditeur séduisent d’emblée par le souci esthétique, le soin mis dans le choix des couvertures, la qualité du papier. Brefs, des objets toujours très réussis.

 

Il m’a donc suffi d'un peu moins d’une heure pour m’imprégner de cette prose, dont j’ai senti, dès l’incipit franchi, qu’elle se plaçait sans grande subtilité sous l’égide de Thomas Bernhard (soupçon confirmé au terme d’une brève recherche sur le net, de la bouche même de Joanne Anton, qui évoque son rapport privilégié avec ce monstre sacré durant un très laborieux entretien sur France Culture, plein de soupirs, de silences éloquents, de rires en dessous, bref d’insupportables chichis qui trahissaient un certain désarroi face à un journaliste au mieux de sa forme dans l’élaboration de questions absconses).

 

Je lis donc, je m’ennuie puis m’irrite, pour arriver aux ultimes lignes du récit avec pour seul constat en tête : « Voilà, ça, c’est fait. » Et je me dis, que si moi, Liégeois, à quelques années près contemporain de Joanne Anton, fréquentant au quotidien les lieux par elle évoqués, je ne discerne pas du tout de quoi il est question sous sa plume, eh bien, a fortiori, quelles images mentales et quels sentiments cet épanchement va-t-il jamais pouvoir suggérer à un Français ? Liège est là, c’est sûr, partout, mais à quoi bon énumérer des noms de galeries commerciales, de rues, de quartiers ou de localités environnantes (patelins de campagne en grande part reconvertis en zones résidentielles pour gens aisés) si peu décrits que, dans le chef du non-natif, ils installent à peine une atmosphère, tout juste un décor de carton pâte vide de sens… Qu’elle voie et perçoive Liège de la sorte, Joanne Anton en a parfaitement le droit ; mais si, amis lillois, marseillais, palois ou parigots, au pinacle d’un texte à forts relents autobiographiques, dans une scène intensément dramatique, vous tombiez sur la phrase : « Le lapin me rappelle Nandrin », sans plus de gloses, cela vous apparaîtrait sans doute aussi limpide qu’un de ces messages codés émis jadis par Radio-Londres.

 

Il faut reconnaître à Joanne Anton un sens du rythme, de la formule qui tranche et des associations de mots percutantes.  Hélas, l’ambitieux monologue en « tu » qu’elle tente de lancer se résume en fait à une quinte, et là où le grand Autrichien lâchait la bonde à un torrent de fiel et nous figurait ce que signifie « écrire à bout de souffle », la petite Belge n’émet guère qu’un crachat clairet, avant de s’essuyer poliment les lèvres in extremis, l’air de dire « Ah, ça soulage ! » Tout en implicite, elle ne fait que sous-entendre les blessures intimes, les souvenirs douloureux, les rancunes tenaces, les affronts qui ne passent pas, les dialogues difficiles, une obscure hospitalisation, une histoire d’amour qui tourne mal rattrapée par une autre qui démarre mieux, un rejet des lieux de l’origine explicable par une aversion envers ceux qui les peuplent ou les peuplèrent. Elle se livre de surcroît à un jeu de mascarade avec l’Identité, ah, cette sempiternellement problématique et damnée Identité, vouée à se chercher sans fin, par oscillations entre indices de surfaces – l’accent qu’on gomme, les belgicismes qu’on évite, les stéréotypes gros comme un poste de douane – et traumas refoulés dans les abysses de l’ego. Joanne Anton a tenté de défaire ce sac de nœuds en déménageant dans « un pays étranger », explique-t-elle. Comment s’empêcher de sourire devant un exil à deux heures de train, même pas aussi aventureux que la dérisoire Fuite de Monsieur Monde ? C’est une fugue d’ado qui prend racine à Boboland, ça, pas une rupture existentielle. 

 

Et puis j’ai cru comprendre ce qui me mettait si mal à l’aise dans ces pages. Nous sommes d’accord, je crois, pour admettre que certains discours n’accèderont jamais au rang de littérature : ainsi en va-t-il de l’intervention sur un forum ou un blog, de la note adhésive de rappel collée sur un frigo, de la lettre de délation… Le principe s’applique aussi apparemment au règlement de compte. Liège, oui, ce n’est pas Des arbres à abattre ni Gel, encore moins Oui tout court. C’est un coup bas auquel il manque 150 pages pour se hisser au niveau d’un pugilat d’âmes à âmes ; c’est un uppercut que Joanne Anton a décoché de loin, par éditeur interposé, aux siens. Les « siens », c’est-à-dire papa, maman et le frérot ; ces personnes qu’elle n’a pas envie de nous présenter mais qu’il lui chipote quand même de montrer à quel point elle en est encombrée, parce qu’ils lui ont contrarié son bonheur, mon bon Monsieur, vous pouvez pas savoir… Toute cette douleur dévoilée sans réel partage, toute cette tension, Joanne Anton n’aurait-elle pas dû se contenter de la signifier de façon plus strictement intime, sous forme de mail ou de courrier personnel, aux seuls intéressés ? Le lecteur se sent immanquablement exclu d’une sphère narrative qui demeure de l’ordre du privé. À moins bien entendu de se mettre en mode « empathie et déploration » comme on le ferait à l’écoute d’un slam, et d’exprimer son soutien à la performeuse triste, pour la féliciter d’avoir surmonté les épreuves de la vie grâce à la Création – même si, au fond, on n’y a pas compris grand-chose.

 

Frédéric Saenen


Joanne Anton, Liège, oui, Allia, janvier 2013, 60 pages, 6,20 €.

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