Au monde, le génie et son double : l’élaboration scénique de Joël Pommerat

Le noir, bien sûr, celui que Joël Pommerat nous a rendu familier, avec son intensité, son silence ou sa sonorisation trop forte. Notre noir, duquel surgissent ces personnages doués d’une présence dramatique, qui savent porter avec eux l’atmosphère qu’ils expriment. Il s’agit d’une situation familiale singulière, pourtant exhibée dans sa réalité quotidienne, d’apparence presque banalisée. Dans un climat feutré, presque normalisé, les dialogues évoquent des activités, leurs conséquences, dont on ne sait qui maîtrise les tenants qui ne paraissent jamais aboutissants. Des répliques disent la brisure, la rupture, la fracture, sans pourtant la nommer : elles expriment des crises, des bouleversements dont on n’a pas les mots ; l’ultime gravité ne semble accessible qu’indirectement.

On explore durablement le mystère d’une identité de substitution. Une tension est progressive est savamment construite, mais elle n’explicite jamais son objet. Entre les personnages sont manifestées des relations dont le propos ne semble pas tant exprimé qu’imagé. Le développement de l’action nourrit le mystère en ne cessant de différer le dénouement de l’intrigue, qui prend volontiers la tournure d’une énigme. On finit par comprendre, tant les événements, et même les personnages, ont valeur de symboles, qu’il s’agit d’une fable métaphorique exhibant notre situation, le désarroi d’un monde à l’agonie, qui ne parvient pas à se renouveler : voué à la cécité, soumis à des forces sournoises, ne parvenant pas à se renouveler.


Les reprises à l’Odéon


Le succès de ses dernières pièces (La chambre froide et La réunification des deux Corées), deux bijoux de notre production théâtrale contemporaine, a conduit Joël Pommerat à reprendre ses créations de 2004 et de 2006, qui ont contribué à sa consécration sur la scène parisienne. Le contraste entre Au monde et Les marchands est patent : dans un cas (Au monde), le mode privilégié de la représentation est l’évocation, et l’ambiguïté des personnages. Dans l’autre (Les marchands), l’expression est délibérément saturée, rendant les personnalités en présence lisibles, laissant l’interprétation se déployer à partir de l’action. L’auteur met ainsi parfaitement en valeur ses qualités d’élaborateur de scènes. A vouloir surdéterminer l’expression, il donne trop de place au texte, bride son inventivité scénographique et échoue dans sa création. A laisser son écriture simplifier les propos de ses personnages, à exhiber leurs caractères et à rendre indéterminée l’action, le créateur de ces spectacles, génial il faut le rappeler, magnifie son aptitude de montreur de scènes. La saturation de la parole au profit du sens manque son effet, tandis que la saturation des caractères au profit de l’incertitude de l’action fait des Marchands un spectacle particulièrement fort. Un contraste considérable entre les deux pièces, donc : Au monde peut être évité sans dommage si on connaît un peu Pommerat. Cette pièce souffre encore des travers de jeunesse de son auteur : les chansons à la con, longuement déroulées comme un « show » à volume assourdissant, des intentions symboliques manifestées comme telles. En revanche, Les marchands réussit à minimiser la part d’exhibitions pour se concentre sur les événements dont le sens est heureusement partiellement inexploré. Restent deux spectacles qui peuvent être investis comme un labyrinthe de significations aux échos multiples, sur les travers de notre monde et les signes de sa perdition. Le mélange des genres qui fait le propre de ses créations (intrigue policière, conte existentiel, développements fantastiques) n’a pas fini de faire écho à nos interrogations.


Christophe Giolito


Au monde de Joël Pommerat

avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Lionel Codino, Angelo Dello Spedale, Roland Monod, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, David Sighicelli.


scénographie Éric Soyer, Marguerite Bordat
lumière Éric Soyer
collaboration artistique Marguerite Bordat
costumes Marguerite Bordat, Isabelle Deffin
son François Leymarie


production Compagnie Louis Brouillard ; coproduction Théâtre national de Strasbourg, CDN de Normandie – Comédie de Caen, Théâtre Paris-Villette, Espace Jules Verne − Brétigny-sur-Orge, La Ferme de Bel ébat − Guyancourt, Thécif-Région Île-de-France / avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication − DRAC Île-de-France, du Conseil Général de l’Essonne, de la Ville de Brétigny-sur-Orge, de la Ville de Paris et de l’ADAMI compagnie conventionnée − DRAC, Conseil Général de l’Essonne, Ville de Brétigny-sur-Orge et en résidence à Brétigny-sur-Orge ; coproduction recréation Compagnie Louis Brouillard, Odéon-Théâtre de l'Europe, Théâtre National – Bruxelles. La Compagnie Louis Brouillard reçoit le soutien du Ministère de la Culture − DRAC Île-de-France et de la Région Île-de-France.

créé le 21 janvier 2004 au Théâtre national de Strasbourg


Au théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006, du 14 septembre au 19 octobre 2013,

Les samedi 14 et dimanche 15 septembre à 20h, les jeudis et vendredis à 20h, les autres samedis et dimanches à 14h30.


Le texte de la pièce est publié aux éditions Actes Sud Papiers en 2003.


Tournée :

La Criée, Théâtre National de Marseille, Marseille : Mardi 18 Février 2014 à 20h, Mercredi 19 Février 2014 à 19h ; Jeudi 20 Février 2014 à 20h ; Vendredi 21 Février 2014 à 20h.

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