Joseph Conrad : Homme libre, toujours…

Vaste, tumultueux et abyssal : le cahier de L’Herne consacré à Joseph Conrad (1857-1924) est à l’image du cadre océanique où se situent les deux tiers des histoires imaginées par cet auteur. Et, comme à l’accoutumée avec chaque volume de cette série, le voyage vaut le détour. En effet, pas un seul îlot de l’archipel conradien n’aura échappé à la vigilance des timoniers Josiane Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat, qui ont convoqué sur le pont les témoins contemporains, les spécialistes, les critiques et les lecteurs patentés pour mener à bien cette équipée.

Mais avant de se lancer à l’assaut des étendues houleuses, il s’agit de remonter le courant, d’en situer précisément l’amont en revenant au temps où Conrad naissait dans une zone, alors polonaise, de l’actuelle Ukraine. Le destin de Konrad Korzeniowski était d’emblée placé sous le signe de la « déterritorialisation ». Zdzisław Najder évoque une enfance ballottée au gré des exils et des déportations endurés par les parents, puis une adolescence illustrant l’adage « Les voyages forment la jeunesse ». Comment un gamin de 17 ans venu parfaire sont éducation en France et résidant à Marseille n’aurait-il pu contracter là le virus des grands départs ?


À qui voudra connaître dans le détail les séjours en mer de Conrad, il sera recommandé de parcourir l’inventaire dressé par Allan H. Simmons. Cette contribution est appréciable au-delà de son exhaustivité : elle permet de comprendre à quel point c’est, davantage que les flots, le bateau qui fascine Conrad, en tant que « microcosme à la hiérarchie préétablie » : lieu de toutes les solidarités, mais aussi de toutes les frayeurs (Typhon) et des prises de décision cruciales (l’abandon de Lord Jim), le navire devient le centre névralgique où s’éprouvent les vertus et les faiblesses humaines, et où l’individu se révèle, selon son adhésion holiste à l’équipage… ou sa position de retrait.

Voilà pourquoi Conrad sera le premier à s’irriter qu’on le cantonne au domaine naval et au registre exotique. « La mer n’est pas mon sujet, clame-t-il en 1916, mon sujet est l’humanité et mon but est la transposition imaginative de la vérité. » Le romancier se hisse au rang des artistes, comme s’il était pour les lettres ce qu’un William Turner fut à la peinture. D’autant que Conrad ne nourrit pas son inspiration que des ses pérégrinations aux quatre coins du globe : sa culture littéraire est également d’une stupéfiante étendue, et quand il ne les a lus dans sa langue maternelle, c’est en français ou en anglais qu’il a découvert Shakespeare, Hugo, Cervantès, Scott, Dickens, plus tard Flaubert et Maupassant, qui feront l’objet de son inconditionnelle admiration.

Une part importante du cahier est consacrée à l’examen du titre qui apparaît comme le chef-d’œuvre de Conrad, (Au) Cœur des ténèbres. La portée métaphysique de ce classique est ici remise en perspective – ce qui ne signifie en rien « relativisée – à la lumière des débats, parfois très virulents, qu’il suscita. Normal : les têtes de l’Hydre ne regardent pas toute du même côté, et parfois certaines en viennent à se bouffer le nez… Ce fut ainsi le cas au cours d’un colloque en 1975, où le romancier nigérian Chinua Achebe qualifia le roman d'«offensant et lamentable » et taxa Conrad d’être rien moins qu’un « véritable raciste ». La réponse de l’universitaire Wieslaw Krajka nous persuade que, s’il est imprégné de l’imaginaire occidental de son temps, (Au) Cœur des ténèbres fait vaciller le bien-fondé de ces schémas mentaux et ne constitue en rien un déni d’humanité envers les populations colonisées. Non loin de celui de racisme se tient le soupçon d’antisémitisme. L’article signé Josiane Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat à ce propos est un exemple de définitive dissipation des malentendus, le préjugé antijuif n’apparaissant chez Conrad que dans la « citation, souvent ironique, de discours dominants d’une époque ».

Illustré de reproductions de bois gravés – magnifiques, notamment, celles de Hans Alexander Mueller –, riche de documents étonnants (la déférente et sensible étude que lui dédia Virginia Woolf ; les notes sur le naufrage du Titanic ; les contributions sur la cinématographie et la musicalité conradiennes ; l’analyse des rapports de Conrad avec l’anarchisme ou la criminologie ; quelques croquis de sa plume, etc.), ce cahier est le complément indispensable, car non redondant, aux cinq volumes de la Pléiade. Et pour le profane, il est le meilleur aguerrissement qui soit avant d’affronter l’embouchure de l’indomptable et intarissable fleuve Conrad.

Frédéric SAENEN

Joseph Conrad, Cahier de L’Herne n° 109, dirigé par Josiane Paccaud-Huguet et Claude Maisonnat, éditions de L'Herne, février 2015,  384 pp., 39 €

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