L'invention de nos vies : la tragédie du non-dit identitaire.

Samir Tahar, jeune avocat musulman part s'installer à New York, un peu par hasard, un peu pour fuir la stigmatisation attachée aux jeunes français d'origine musulmane.  Pour trouver un travail, il est devenu Sam. Sam Tahar, un nom qui peut passer pour séfarade. Brillant, travailleur, ayant une revanche à prendre sur la société, il épouse Ruth Berg, une jeune femme juive, gâtée, issue d'une famille très pieuse. Son énergie, son talent, sa beauté font l'unanimité. Seul son beau père le regarde d'un œil torve mais laisse convoler sa fille à condition que les futurs petits enfants se nomment Berg et non Tahar. Soit. Il n'a pas le choix. Très impliqué dans les cercles juifs new yorkais, il cite René Cassin, séduit les femmes qui passent à sa portée. Son infidélité pourrait être son talon d'Achille et le faire chuter comme d'autres avant lui mais c'est son passé qui le rattrape.


Avant d'être Sam Tahar qui fête ses quarante ans en compagnie du tout New York, il fut Samir, fils d'une femme de ménage, demi-frère de François ; l'ami de Samuel et de Nina qui sont tous restés en France où ils végètent en banlieue.


Autant de témoins d'un temps qu'il a effacé. Autant de liens qu'il n'a pas su rompre  et qui vont être à l'origine d'une chute vertigineuse et inattendue.

 

Le roman de Karine Tuil est époustouflant. Le personnage de Sam est talentueux, cynique et profondément complexe. D'une intelligence extrême, il sait que garder des attaches avec la France est dangereux pour le nouveau personnage qu'il s'est construit. Même s'il se méfie des réseaux sociaux, son histoire de self made man ne tient pas un instant à un examen un tant soit peu fouillé. D'autant plus qu'il est le favori de CNN et des grands journaux américains avides de story stelling. 


Dans quelle mesure d'ailleurs provoque t-il sa ruine ? Un homme aussi doué ne peut pas ignorer le danger qu'il y a à financer de supposées études de son demi-frère, de revenir visiter sa mère en banlieue, de revoir Samuel et Nina.

 

La honte des origines, l'imposture sont les sujets essentiels de ce roman, bien avant le portrait d'un Rastignac arabe ou les thématiques religieuses. Si Samir avait voulu tout recommencer outre-atlantique, il aurait ignoré les appels au secours de sa mère, n’aurait pas gardé son numéro. Au contraire, il se précipite à son appel. A défaut d'être un bon musulman comme elle le souhaite, il reste un bon fils, ce qui le perdra et en fait une figure particulièrement attachante.

 

Dans ce livre, rien n'est acquis, tout est analysé, fouillé, expliqué. La nature humaine est complexe ? Soit, les personnages de Karine Tuil sont insaisissables, imprévisibles. Samir, le brun à l'allure orientale réussit comme juif alors que François, le blond à la physionomie délicate et raffinée porte tous les stigmates d'une éducation de seconde zone : inculte et dangereux emportant  le monde dans sa propre perte.


Au fil des pages, les surprises s'enchaînent et le piège annoncé se referme peu à peu. Quand Sam se rend à Jérusalem en compagnie de sa femme et son beau-père, il s'aperçoit que l'un des trois vœux que forme ce dernier devant le Mur des lamentations le concerne directement : "faites que ma fille se détache de Sam Tahar" ! quand il va voir un rabbin pour lui demander une aide pour son addiction au sexe, celui-ci lui conseille simplement d'être discret
 


Quand il amorce sa descente aux enfers, Samuel, lui débute  l'ascension irrésistible dont il avait rêvé toute sa vie mais qui ne le rend pas heureux.


L'invention de nos vies est écrit avec une énergie, un style brillants, des fulgurances à la Tom Woolfe. Le lecteur a parfois le tournis devant des phrases longues de plusieurs pages, des mots martelés : "pense/prie/hurle/" ; "paraître/séduire/convaincre" ; un vocabulaire recherché : "les cygnes sont éburnéens", la douleur est térébrante".

Chaque personnage, même secondaire, concierge, fille croisée dans un bar est l'objet d'une note en bas de page qui dessine en creux l'histoire du rêve américain tel que Sam Tahar a failli le vivre.


Karine Tuil qui avait déjà marqué de son empreinte le monde littéraire en 2010 avec Six mois, six jours, finaliste du Goncourt franchit avec L'invention de nos vies un pas de géant, en livrant la grande histoire d'un triangle amoureux qui par ses ambiguïtés natives fait tout exploser dans sa déliquescence. S'appuyant sur un proverbe Yiddish :"avec le mensonge, on peut aller loin, mais on ne peut pas revenir", l'auteur fait preuve une fois de plus d'un talent hors norme qui pourrait bien lui valoir un prix d'importance en cet automne.

 

Brigit Bontour

 

Karine Tuil, L'invention de nos viesGrasset, août 2013, 492 pages, 20,90 €


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