Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Chantal Thomas. Extrait de : L’échange des princesses


EXTRAIT >

Paris, été 1721

Dans le bain du Régent

« La gueule de bois n’a jamais empêché les bonnes idées », se dit Philippe d’Orléans en fermant les yeux dans les forts parfums de son bain. S’il les ouvrait, il aurait le regard bloqué sur ce gros corps ventru, blanchâtre, flottant dans l’eau chaude ; et cette bedaine de bête échouée, cette espèce de molle bonbonne gonflée par les nuits de débauche et de goinfrerie, sans lui gâcher complètement le plaisir de la bonne idée, l’affaiblirait. « Mes enfants sont gros et gras », déclare la princesse Palatine, sa mère, laquelle n’est pas mince. Comme penser à sa mère lui est toujours agréable, son embonpoint lui devient complètement indifférent. Mais s’il se rappelait aussi la phrase qu’elle ajoute volontiers : « Les grands et gros ne vivent pas plus longtemps que les autres », il ressentirait un affreux coup de tristesse. Sa fille aînée qu’il adorait, la duchesse de Berry, est morte dans un état physique horrifiant, une bizarre obésité redoublée, a-t-on dit, d’un début de grossesse. À la vitesse à laquelle elle avait brûlé sa jeune existence, dans sa soif de jouissance et d’extinction, dans ce délire de théâtralité et d’autodestruction où il aimait tant la rejoindre, elle ne pouvait engendrer que sa propre mort. Il sait qu’il est préférable de ne pas évoquer la duchesse de Berry. Il ne doit pas penser à elle en ces mauvaises heures plombées par l’alcool. Ne pas bouger du présent et de tout ce qui peut faire croire en un avenir… Oui, il a eu une idée de génie, se répète-t-il, en plongeant la tête sous l’eau. Il a trouvé la solution à deux problèmes qui le tourmentaient : le besoin politique de neutraliser l’Espagne et d’empêcher une nouvelle guerre ; l’envie secrète, sournoise, de retarder au maximum l’époque où le petit roi Louis XV pourrait donner naissance à un dauphin de France. Ce n’est pas pour demain puisqu’il n’a encore que onze ans et n’atteindra sa majorité qu’à treize ans révolus, et même alors… Mais il vaut mieux déjà s’en préoccuper. Si le roi meurt en ayant un fils, il va de soi que la couronne revient à celui-ci, mais s’il meurt sans héritier, alors… alors… eh bien… la couronne lui appartient, à lui Philippe d’Orléans, actuel régent, neveu du feu roi Louis XIV, qui s’était appliqué tout au long de son règne à le tenir éloigné du gouvernement, à le traiter comme un bon à rien, et cela avec d’autant plus de rigueur qu’il était conscient de ses capacités. Sauf au service du Roi-Soleil, l’intelligence n’était pas un atout à Versailles. Une réflexion qui le ramène en douceur vers la bonne idée. L’eau du bain tiédit. Le Régent, tout au bonheur de ses plans sur le futur, n’en a cure. Il est quelqu’un qui accomplit sa tâche avec un soin scrupuleux, et ce n’est pas facile avec les soupçons d’empoisonnement qui pèsent sur lui et que le parti de l’ancienne cour ne cesse de réanimer, mais, si l’occasion l’y autorisait, en toute légalité, il se verrait très bien en roi. Philippe Ier ? Le titre a déjà été pris, un roi capétien, qui s’est battu comme un chien contre Guillaume le Conquérant et s’est fait excommunier pour avoir répudié son épouse, Berthe de Hollande, choisie pour des motifs politiques… comme s’il y en avait d’autres, comme si cela se faisait d’épouser par amour, lui-même d’ailleurs… et ce point, sans être aussi douloureux que celui de la mort de sa fille, n’a rien de plaisant. Alors, Philippe II ? Pourquoi pas ? Philippe II, dit « le Débauché ». C’est naïf mais irrésistible ; une fois qu’on a goûté au pouvoir, on a du mal à s’en déprendre. On a beau être lucide, savoir que plus l’on gagne en puissance, moins l’on compte personnellement, puisque l’on n’est qu’un pion sur l’échiquier des ambitieux qui s’agitent au-dessous de vous, on s’accroche, on repousse autant que possible le moment de sortir du cercle de lumière, de son bruissement de louanges et compliments – le moment où l’on va se trouver seul dans le noir, chassé du monde, rayé des vivants. Philippe II par rapport à l’actuel roi d’Espagne, Philippe V, est-ce que ça ne serait pas compliqué ? Si, très compliqué, et pas seulement du fait qu’ils s’appellent tous les deux Philippe, le roi d’Espagne lui aussi serait sur les rangs si jamais Louis XV disparaissait. Philippe II ? Bien entendu que le titre a été pris. Philippe II, dit « le Prudent », le sombre bâtisseur de l’Escurial, un archipieux, lent et bureaucrate. Du Prudent au Débauché, toute une histoire… Les songeries du Régent achèvent de s’effilocher dans les brumes de la salle de bains. Seule persiste la question : Comment Philippe V va-t-il réagir à la bonne idée ? Le Régent se caresse vaguement. Il commence à s’endormir dans son bain. Deux femmes de chambre le rattrapent de part et d’autre. Elles se penchent sur lui, le tirent par-dessous les bras. Leurs seins tremblent dans l’air embué. Le Régent sourit, béat.

Mais plutôt qu’à sa gueule de bois, c’est peut-être au cardinal Dubois qu’il songe… Dubois, un homme qui non seulement n’a jamais empêché les bonnes idées, mais en regorge, surtout en matière de diplomatie. Et la bonne, l’excellente idée dont se félicite le Régent pourrait lui avoir été soufflée par le cardinal, son ancien gouverneur, son âme damnée, un être au dernier degré de l’avilissement et au sommet de tous les honneurs.

 

Avec sa rapidité et son efficacité coutumières le cardinal s’emploie à faire parvenir au roi d’Espagne, Philippe V, ancien duc d’Anjou, petit-fils du roi Louis XIV, l’essentiel de l’idée-solution permettant d’assurer une complète réconciliation et une solide union entre les deux royaumes. Et Philippe V, sous l’influence de l’ambassadeur de France à Madrid, M. de Maulévrier, fortement soutenu par son confesseur, le père Daubenton, jésuite, qui possède presque à égalité avec la reine les clefs de sa volonté, s’enthousiasme pour le projet. Pourtant Philippe V n’a pas l’enthousiasme facile. Avec son allure de vieillard délabré avant l’âge, ses genoux fléchissant, ses pieds en dedans, son teint blafard, ses yeux agrandis de cernes, il ne donne pas le sentiment d’attendre grand-chose de l’avenir. Et, en effet, il n’en attend rien. Il espère tout du Ciel, rien du Siècle. Mais à la lecture des plis venus de Paris l’épais nuage noir sous lequel il a l’habitude de se tenir s’évapore. Il relit la lettre, se la fait lire par sa femme, Élisabeth Farnèse. Quand, à son tour, il écrit au Régent, il a l’impression non pas de répondre à la proposition mais d’en être à l’origine. Il faut croire que c’est une idée vertigineuse. Un plan si parfait qu’il semble relever non d’un esprit humain, mais de la Providence.

Le duc de Saint-Simon, « ambassadeur extraordinaire »

Sous le titre « conversation curieuse », Saint-Simon, compagnon de jeunesse de Philippe d’Orléans, nous livre l’entretien par lequel il fut instruit de la fameuse idée. Les deux hommes sont exactement contemporains. Le Régent a quarante-sept ans, Saint-Simon quarante-six. Le Régent, qui a été un beau jeune homme, est marqué par les années, les blessures de guerre, les excès nocturnes. Son teint rouge brique dénote de sérieuses menaces d’apoplexie. Une fatigue, sa vue faible, nuisent à l’éclat d’une présence dont le brillant est intermittent. Saint-Simon, nettement plus petit que le Régent et aussi grandiosement emperruqué, paraît beaucoup plus jeune et, par sa vie régulière, la chaleur de son imagination, sa passion de l’analyse, le poids entier de son existence qu’il met dans tous les instants, il est formidablement présent. Ils diffèrent profondément, mais sont unis par la durée et la sincérité de leur amitié, par le plaisir de l’intelligence, une excitation de rapidité, d’entente sur les non-dits. Cependant Saint-Simon sort rarement satisfait d’une conversation avec le Régent. Entre eux, c’est une scène toujours recommencée. Saint-Simon, débordant d’initiatives et de l’impatience qu’elles se réalisent, harcèle le Régent. Celui-ci, la mine contrite, tête basse, le subit. Non que le duc l’ennuie. Certainement pas ! Ni qu’il le désapprouve. Nullement ! Au contraire ! Mais – et c’est là le motif de son air d’affliction – il n’a pas le courage d’aller dans le sens de la raison, c’est-à-dire, selon Saint-Simon, son propre sens. Le Régent se courbe, se tasse, s’en veut, mais n’agit pas en fonction du bon sens. À tous les coups il prend la mauvaise décision. Et pourquoi ? Parce qu’il est faible, parce qu’il a déjà été embobiné par Dubois, et que le duc, malgré sa vivacité, intervient trop tard.

Durant cette conversation les choses se passent autrement. Le Régent, d’excellente humeur, est fier de la nouvelle qu’il veut confier en secret à son ami. Saint-Simon en oublie ses griefs – n’être jamais invité aux soupers du Palais-Royal dans la salle à manger rose et or, coussinée comme un écrin à bijoux (peu importe que la seule pensée de ces orgies lui soulève le cœur, surtout le fait que M. le duc d’Orléans, un petit-fils de France, se mette aux fourneaux), être peu écouté au Conseil de Régence –, sans compter les mille blessures quotidiennes endurées de la part de barbares irrespectueux de l’étiquette, et le scandale permanent de l’arrogance des bâtards de Louis XIV se haussant partout au premier rang. Saint-Simon est flatté, et touché, de la marque de confiance que lui accorde son ami. Il a plaisir à se remémorer la scène : « Étant allé, les premiers jours de juin, pour travailler avec M. le duc d’Orléans, je le trouvai qui se promenait seul dans son grand appartement. Dès qu’il me vit : “Oh ça ! me dit-il, me prenant par la main, je ne puis vous faire un secret de la chose du monde que je désirais et qui m’importait le plus, et qui vous fera la même joie ; mais je vous demande le plus grand secret.” Puis, se mettant à rire : “Si Monsieur de Cambrai [le cardinal Dubois, archevêque de Cambrai] savait que je vous l’ai dit, il ne me le pardonnerait pas.” Tout de suite il m’apprit sa réconciliation faite avec le Roi et la Reine d’Espagne, le mariage du Roi et de l’Infante, dès qu’elle serait nubile, arrêté, et celui du prince des Asturies conclu avec Mlle de Chartres. Si ma joie fut grande, mon étonnement la surpassa. » Saint-Simon est éberlué peut-être par la différence de rangs entre les fiancés mais surtout par le caractère spectaculaire d’un renversement qui fait du fils du roi d’Espagne, à qui le Régent a deux ans plus tôt déclaré la guerre, son gendre.

À l’annonce de ces mariages entre la France et l’Espagne, entre les Bourbons de France et les Bourbons d’Espagne, bouclage d’alliances entre les deux royaumes les plus puissants et réunion d’une seule famille, autrement dit la hantise même de l’Europe, la réaction immédiate de Saint-Simon est de garder la chose secrète, afin de ne pas provoquer la fureur des autres pays. La réponse du duc d’Orléans, pour une fois dépourvu de culpabilité, est : « Vous avez bien raison, mais il n’y a pas moyen, parce qu’ils veulent en Espagne la déclaration tout à l’heure, et envoyer ici l’infante dès que la demande sera faite et le contrat de mariage signé. » Curieuse hâte, souligne Saint-Simon, on a des années devant nous, étant donné les âges de tous ces fiancés. De précoces fiancés, il faut l’avouer. Si le prince des Asturies a quatorze ans, la fille du Régent n’en a que douze. Louis XV, né le 15 février 1710, va vers ses douze ans. Quant à Anna Maria Victoria, infante d’Espagne, elle est née le 31 mars 1718. La future épouse de Louis XV et reine de France n’a pas encore quatre ans !

 

L’âge des fiancés ne surprend pas Saint-Simon. Comme les auteurs du pacte, il n’y attache pas une seule pensée. Ce qui l’ébaubit, c’est le coup d’audace de faire épouser une fille de la famille d’Orléans par un fils de Philippe V, véritablement pétri de haine pour cette famille et spécialement pour le Régent. Un peu plus tard, revenu de sa stupeur, Saint-Simon pense à tirer parti de ce projet. Il demande au Régent à se rendre à la cour de Madrid apporter le contrat à signer. Dans le même élan, il propose de se faire accompagner de ses deux fils, Jacques-Louis, vidame de Chartres, et Armand-Jean, afin d’obtenir pour lui-même et pour eux le titre de grand d’Espagne. Saint-Simon désire la grandesse. Le Régent a un sourire. Car si le duc de Saint-Simon n’est pas grand, Jacques-Louis, l’aîné, est encore plus petit que son père. On le surnomme « le Basset ».

Le Régent accepte. Saint-Simon sera donc « ambassadeur extraordinaire » pour un mariage peu ordinaire.

 

© Le Seuil, 2013

© Photo : Ulf Andersen

 

 

Quatrième de couverture > En 1721, Philippe d’Orléans est Régent de France. L’exercice du pouvoir est agréable, il y prend goût. Surgit alors dans sa tête une idée de génie : proposer à Philippe V d’Espagne un mariage entre Louis XV, âgé de onze ans, et la très jeune infante, Anna Maria Victoria, âgée de quatre ans – qui ne pourra donc enfanter qu’une décennie plus tard… Et il ne s’arrête pas là : il propose aussi de donner sa fille, Mlle de Montpensier, comme épouse au jeune prince des Asturies, futur héritier du trône d’Espagne, pour renforcer ses positions et consolider la fin du conflit avec le grand voisin.
La réaction à Madrid est enthousiaste, et les choses se mettent vite en place. L’échange des princesses a lieu début 1722, en grande pompe, sur une petite île au milieu de la Bidassoa, la rivière qui fait office de frontière entre les deux royaumes. Tout pourrait aller pour le mieux. Mais rien ne marchera comme prévu…

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Chantal Thomas, L’échange des princesses, Seuil, août 2013, 335 pages, 20 €

 

> Lire la critique De Brigit Bontour

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