Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Gilles Martin-Chauffier. Extrait de : La femme qui dit non


Extrait >

J’ai même pris avec flegme la chute de Singapour et les dizaines de milliers de soldats faits prisonniers par les Japs en février. La voix cassée par l’émotion, Churchill avait dit à la BBC que c’était la pire défaite de l’histoire anglaise mais, ce soir-là, j’organisais un poker et j’avais l’esprit ailleurs. On avait coupé les ponts avec la réalité. La guerre se poursuivait au loin, on observait et on attendait, rien de plus. La grande France ne donnait plus de leçons au monde et se serrait la ceinture en maugréant. Tout ce qu’elle tuait, c’était le temps. Après la Libération, Blaise a dit un jour que l’antisémitisme d’Hitler avait été une bénédiction pour l’Europe. Sans lui, l’Allemagne aurait conservé tous les physiciens juifs qui, réfugiés en Amérique, mirent au point la bombe atomique pour les Alliés. Cela semble cynique mais la remarque demeure en dessous de la vérité. Cette rage raciste des nazis n’a pas seulement préservé notre liberté, elle a aussi sauvé notre honneur. Sans elle, la France n’aurait pas levé le petit doigt pour se dresser contre le fameux Reich. Les Anglais mouraient par dizaines de milliers, les Polonais par centaines de milliers, les russes par millions et nous, on échangeait nos tickets de rationnement en commentant le climat. Je vous jure que pendant l’année 42, les Allemands se sentaient comme chez eux en France. On leur en voulait d’être là mais rien de plus. Personne ne se posait de questions sur le sort des juifs. Nous vaquions à nos affaires comme avant. À Kergantelec, ma belle-mère ayant renoncé à attendre le retour de Blaise, la grande affaire de l’été 42 fut le baptême de Timmy. Pendant des semaines, on ne s’est soucié que de fruits de mer, de bouquets de fleurs, de tenues et de champagne. Prier pour Bir-Hakeim importait bien moins que trouver un organiste pour la cérémonie religieuse. Mathias fut le parrain, Misia la marraine et la moitié du bourg vint faire la fête avec nous. Nul n’aurait osé imaginer la Shoah. À la messe du dimanche suivant la rafle du Vel d’hiv, le recteur avait demandé de prier pour toutes ces personnes âgées, ces enfants et ces braves gens arrachés de chez eux sans avoir commis le moindre délit. Mais, en vérité, personne ne s’est interrogé sur leur sort ultérieur. L’île était choquée mais impassible. Ces malheurs nous dépassaient. Et ne sortaient personne de ses propres contrariétés. Parmi les siennes, ma belle-mère ne se réjouissait guère d’accueillir Morvan Bellec sous son toit :

« Un industriel du marché noir, il ne manquait plus que ça. Et, naturellement, sa poule l’accompagne. J’espère qu’ils ne diront pas “Bonjour messieurs-dames” en arrivant. Demandez à Gildas de mettre une casquette quand il ira charger leurs malles dans son triporteur. Le style “grand genre” doit leur plaire. Ils vont adorer la Gauvain… »

Et patati et patata… tout ça pour rien. Dès qu’il a posé un pied à Kergantelec, Morvan l’a mise dans sa poche. D’abord, en arrivant avec vingt homards encore tout agités. Ensuite, en apportant un agnelet et, loin de prendre des mines, en se retroussant les manches pour creuser un large sillon dans le parc, tailler des branches et monter une rôtissoire sur laquelle il a embroché l’animal. Nanne était conquise, d’autant plus qu’il parlait avec elle en breton – ce qui agaçait ma belle-mère et a stupéfié Mathias. Au dîner, en passant à table, il a remercié son hôtesse de les recevoir et lui a tendu un paquet-cadeau de chez Lalique. Deux petites mouettes en cristal suffirent à lui clouer le bec et, le lendemain, au baptême, pendant que Misia jouait à la marraine, elle s’est laissée tout sou- rire prendre le bras pour entrer à l’église. Ensuite, revenu à la maison, il a envoyé valser cravate et veston, a achevé la cuisson de l’agneau, a servi tout le village, et a levé le coude pendant des heures. Même Mathias était sous le charme.

À dix heures du soir, le calme revenu, Morvan et lui ont siroté du cognac, étendus sur les chaises longues de la terrasse devant le salon. L’avenir ne souriait ni à l’un, ni à l’autre. Morvan, lucide, savait que le Reich et ses acolytes français allaient passer à trappe. Mettre son magot à l’abri et disparaître le tentait mais il ne résistait pas à l’appât des sommes folles que la panique allemande déverserait sur lui avant la débâcle. Mathias, amer, ne se faisait plus la moindre illusion sur la résurrection bretonne et avait pris en grippe ses compagnons indépendantistes chaque mois plus nazis. Un an plus tôt, chacun croyant ses choix confortés par l’histoire, ils se détestaient. À présent, ils se consolaient en jugeant le cas de l’autre plus pathétique encore que le sien et discutaient sans acrimonie. C’est ce soir-là que j’entendis parler pour la première fois de projets en Irlande. Au lieu de tendre l’oreille, j’ai traité Eamon de Valera, le président qui hait les Anglais, de nain grotesque. Du coup, ils ont attendu que je m’éloigne pour monter leurs petites affaires et je n’y ai pas prêté attention.

Je le répète, en 1942, chacun ne se souciait que de lui-même. L’été était merveilleux, Misia est restée quinze jours, Timmy était le centre de l’univers. Pendant des mois, nous avons vécu comme dans un monde paisible où aucune peine ne frappe à la porte. La boue s’était répandue partout mais la France, le museau dans l’herbe, y trouvait à brouter. En septembre, j’ai caché pendant huit jours un pilote de la RAF abattu au-dessus de Lorient et, en novembre, on a soigné un mitrailleur de bombardier qui avait les jambes brisées. Nous n’avions même pas peur. Les Allemands ne venaient jamais sur l’île. Ces actions nous fouettaient le sang, rien de plus, comme un souffle d’aventure dans un monde assoupi. Nous n’étions plus attentifs au mal. Devenu un peuple de basse-cour domestiqué, ce pays si fi de ses sans-culottes ne songeait plus à franchir sa palissade. Je passais ma vie en promenade sur les chemins de l’île. À Scrignac, j’avais envisagé d’écrire un dictionnaire de la pluie. revenue au bercail, je songeais à une encyclopédie sur l’éventail des verts de l’herbe, de l’émeraude à la pomme, du cresson à la frisée, du gazon au feu de circulation… dans l’île lovée entre l’eau, le ciel et le cri des goélands, rien n’avait changé depuis Nominoë. Pour ne pas m’ennuyer je jouais à la poupée avec Timmy. En novembre, les Allemands ont envahi la zone libre et la flotte de Toulon, au lieu de rejoindre la Royal Navy, s’est sabordée. Tout le monde a trouvé héroïque cette pitoyable dérobade. Les français m’exaspéraient.

L’amour, ça va, ça vient, ça n’est pas si important. Mathias m’énervait. Il avait une belle paire de c…uisses, un sourire à se damner, des épaules de rugbyman, tout ce qu’on aime mais son QI de noisette commençait à m’agacer. J’ai besoin d’admirer mes amants. Lui était hésitant, flottant, inquiet. Sa pensée semblait désarticulée. Il enchaînait des tourbillons de projets qu’il ne menait jamais à terme. Voilà qu’il apprenait le gaélique. Pourquoi ? Mystère. Tout ce qu’il arriverait à faire, c’est à jargonner avec des copains irlandais qu’il aurait merveilleusement compris en leur parlant anglais. Dès qu’on abordait la question, je m’énervais. Quant à se réconcilier sous les draps, cela arrivait de moins en moins. Ce coureur de jupons se passait parfaitement de moi. À peine le pied posé sur le continent, il troussait toute la volaille bretonnante qui rêvait de fest-noz, de biniou, de crêpes au sarrasin et de défilés derrière le Gwenn ha Du. Je n’avais plus que Timmy pour m’aimer. Son bréviaire dressait un mur infranchissable entre le recteur et mes rêves de liaison hérétique. Il avait parfaitement saisi mes sentiments mais n’en tenait aucun compte. Un jour que je lui faisais des avances presque indécentes, il m’avait dit qu’un chien à quatre pattes mais ne prend pas deux chemins à la fois et que le sien le menait à dieu et uniquement à dieu. À La Baule, je m’accordais de petits extras mais, sur l’île, entre miss, Nanne, madame Gauvain et Blanche, je me sentais redevenir vierge. Tourner vieille fille n’arrangeait pas mon moral. Heureusement pour moi, les nazis ont montré leur vrai visage. Quand l’amour vous déserte, il y a encore plus excitant : la haine. Et la foudre s’est abattue sur nous juste avant noël.

À l’aube, dans la brume, sous un ciel gris comme le chagrin, une dizaine d’hommes ont débarqué sur le port et sont allés directement au Bindo taper à la porte d’Élise Kwass, puis à celle d’Henri Marx, des habitants de l’île comme les autres, dont la plupart d’entre nous ont appris ce jour-là qu’ils étaient juifs. À neuf heures, tout était fini : arrêtés, Élise et Henri avaient été transférés sur le continent. Dans le bourg, le pays était sous le choc. Ça n’arrivait donc pas qu’aux autres. Que ces horreurs frappent la Pologne était révoltant mais qu’elles touchent le golfe, cela devenait odieux. Le maire a eu la mauvaise idée de passer sur la place du marché. Soudain, le visage jusque-là bien caché de son pétainisme ramolli a sauté aux yeux. À part nous bercer de phrases larmoyantes, à quoi servait son héros de Verdun si on venait arrêter les gens chez eux ? Au lieu d’enfiler son écharpe et d’aller d’un seul pas à Vannes pour ramener Élise et Henri Marx, le shérif a commencé à ergoter. La chose à ne pas faire car, une fois le dialogue engagé, la vraie question est vite sortie : mais qui donc avait donné leurs adresses ? Il n’y a pas de plaques dans l’île et les rues n’ont pas de nom mais le commando allemand savait parfaitement où il allait. Quelqu’un les avait dénoncés. Le temps que le maire cherche une réponse, il s’est pris un crachat pile sur son caban. Quand il a fait demi-tour, la fermière a lancé une endive terreuse sur lui. L’île se réveillait.

Tout doucement, cela dit. Il a encore fallu quelques mois, le temps que Vichy sorte l’idée du STO, pour qu’on se retrouve tous dans le même camp. Le soir de l’arrestation d’Élise et Henri, chez le recteur, nous n’étions encore qu’une poignée. Et là, pas de surprise, les fameux communistes n’avaient rien à proposer. Qui s’occupait des enfants juifs dans la région ? D’héroïques républicains espagnols, de vaillants cheminots, des sardinières… ? Tintin ! C’étaient de braves bonnes sœurs à Notre-Dame de Timadeuc ou à l’abbaye de la miséricorde de Jésus. Les héros révolutionnaires graissaient leurs pétoires en vue du grand jour mais ne levaient pas le petit doigt pour les tâches plus urgentes, plus féminines et plus anonymes. On s’est encore retrouvées bien seules et c’est Blanche, catholique et bon ton comme elle seule, qui est allée à vélo jusqu’à Malestroit rencontrer mère Yvonne-Aimée de Jésus pour proposer de prendre des enfants sur l’île. Arrivées juste après le jour de l’an, les premières, deux sœurs de six et sept ans, ont été confiées à miss : en huit jours, elles ont fait de sa vie un enfer et elle les a rétrocédées à madame Gauvain. Ne supportant pas les enfants, à part Timmy, je lui ai trouvé toutes les excuses. Pas question pour autant de baisser les bras : chaque après-midi, après l’école, miss leur faisait réciter leurs leçons et leur apprenait l’anglais. Ensuite, dans leur dos, elle ronchonnait mais, pendant les vacances scolaires, elle trouvait des prétextes pour passer chaque jour les voir. Accomplir son devoir est pénible mais on y prend goût. La preuve.

 

© Grasset 2014

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > Une femme hors du commun - inspirée par la grand-mère de l’auteur - se remémore et nous raconte son incroyable existence.

1938. Alors que le destin de l’Europe s’apprête à basculer à Munich, un voilier anglais accoste sur l’Ile-aux-Moines. À son bord, Charles Evans et sa fille Marge. La jeune fille anglaise rencontre là deux jeunes Bretons, Blaise de Méaban et son meilleur ami Mathias. Elle épouse Blaise et, se croyant enceinte, ne peut l’accompagner à Londres lorsqu’il s’embarque pour répondre à l’Appel du Général de Gaulle. Esseulée, elle fait alors de Mathias son amant - et le véritable père de son fils. Ce trop lourd secret de famille et les guerres feront le reste…

De la débâcle 1940 à l’épuration en passant par la déportation, de la guerre d’Indochine aux Jeux olympiques de 1964 en passant par la guerre d’Algérie, ce trio amoureux traverse un quart de siècle où la petite histoire se mêle à la grande. On y lit la lâcheté et l’opportunisme des hommes, mais aussi leur grandeur. Marge, joueuse et intrépide, délurée, tolérante et libre, raconte leurs choix et leurs trahisons, leurs défaites et leurs victoires, leurs joies et leurs amertumes. Elle aura fait de sa vie une fête galante et incarné une certaine idée de la France. Marge, à la marge des conventions ; Marge, au centre de tous ces destins.

Rédacteur en chef de Paris Match et romancier, Gilles Martin-Chauffier a publié chez Grasset Une Affaire embarrassante (1995, prix Freustié), Les Corrompus (1998, prix Interallié), Silence, on ment (2003, prix Renaudot des lycéens) et Paris en temps de paix (2011).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Gilles Martin-Chauffier, La femme qui dit non, Grasset, août 2014, 352 pages, 19 €

 

1 commentaire

Anonymetoutcourt

Dans la femme qui dit non, je ne comprends pas "l'annonce" de la mort de Timmy (p. 184). Cela a perturbé ma lecture des pages suivantes...