Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Nicolas Barotte. Extrait de : François et Angela


EXTRAIT >

 

François sans Angela

 

Il était bien le seul à ne pas la connaître, voire à ne pas se préoccuper d’elle. Avant de devenir président de la République, François Hollande n’avait jamais rencontré Angela Merkel. Il n’avait jamais eu a aire à elle. Il n’avait pas d’histoire avec elle. D’ailleurs, elle non plus ne s’intéressait pas à lui. La chancelière avait beau se tenir au courant de la politique française, la vie interne du PS relevait d’un niveau de détail beaucoup trop n pour elle. La valse des leaders socialistes au cours de la décennie 2000, contrastant avec la stabilité allemande, ne l’a pas incitée à y consacrer du temps. Du futur président, elle ne connaissait donc pas grand-chose, comme la plupart des responsables politiques allemands. « On le connaissait en tant que mari de Ségolène Royal », racontent les députés de droite comme de gauche du Bundestag, y compris les plus francophiles. Quel contraste ! En France, Angela Merkel intrigue et intéresse au-delà des rangs de la droite. Le désintérêt de François Hollande relève de l’exception. Vue de Solférino, l’Allemagne de Merkel ressemble à un mastodonte qu’une France socialiste devrait équilibrer ou affronter. Elle inspire, attire, irrite. Angela Merkel fait fantasmer la gauche et ses présidentiables. À l’exception, décidément, de François Hollande.

Dominique Strauss-Kahn ? Il voulait faire d’elle un partenaire politique. Il avait appris à la connaître en tant que directeur du FMI, après sa nomination en novembre 2007, et promettait de trouver les mots pour la convaincre de mener une autre politique en Europe. Ségolène Royal ? Elle avait utilisé la chancelière comme miroir de son ambition. « Être une femme ne l’a pas empêchée d’être élue », soulignait-elle pour s’en rapprocher. Reçue à Berlin lors de la présidentielle de 2007, la présidente de Poitou-Charentes préférait insister sur ce féminisme commun plutôt que sur leurs divergences politiques. « Nous avons échangé sur les reproches qu’elle a entendus pendant sa campagne », racontait la candidate, qui avait retenu une phrase de son entrevue avec Angela Merkel. « D’abord les hommes ont regardé mes chaussures pour voir si je me prenais les pieds dans le tapis, lui avait dit la chancelière. Comme ce n’est pas le cas, leur regard sur mes compétences a changé. » Martine Aubry ? Si la première secrétaire du PS avant la présidentielle de 2012 n’était pas sûre d’avoir envie d’être candidate, ses proches avaient déjà en tête le slogan qui propulserait sa crédibilité : « Martine Aubry, c’était la Merkel de gauche. » À l’issue des sondages secrets commandités par la première secrétaire, les conclusions étaient sans appel : « Comme Angela Merkel, elle n’a pas l’air sympathique. Mais elle a l’air sérieuse », raconte un des experts consultés par Martine Aubry.

Hollande et Merkel ont longtemps cohabité de loin dans le paysage politique européen, partageant quelques points communs et des divergences profondes. Elle est élue présidente de la CDU le 10 avril 2000, tandis que lui est premier secrétaire du PS depuis 1997. À cette époque, ils n’ont pas la partie facile et leurs destins se jouent entre audace et coups du sort qui font tomber leurs mentors. Helmut Kohl a été battu aux élections de 1998 et le système de l’ancien chancelier s’effondre alors qu’est révélé en 2000 le scandale des caisses noires. Après avoir bénéficié de son patronage, Angela Merkel prendra opportunément ses distances avec son héritage. Helmut Kohl ne pardonnera jamais la trahison de sa « fille » politique, qu’il surnommait affectueusement « das Mädchen ». Dans sa chute, il entraîne son dauphin désigné, Wolfgang Schäuble, le président du parti, qui préfère se sacrifier politiquement pour permettre au parti chrétien démocrate de redorer son image. Angela Merkel est alors la seule à pouvoir incarner le renouveau. Pendant ce temps, Hollande prospère dans l’ombre de Lionel Jospin, œuvre comme porte-parole officieux du gouvernement. Puis, lui aussi profite d’un coup de pouce du destin. Le 21 avril 2002, le Premier ministre est éliminé au premier tour de la présidentielle et annonce qu’il se retire de la vie politique. Le premier secrétaire se retrouve seul en première ligne pour tenir un parti désorienté.

Hollande-Merkel, leaders par défaut de partis en ruine. Mais ce n’est pas suffisant pour forcer leur avenir. Angela Merkel le sait bien : en 2003, elle doit s’incliner devant la candidature d’Edmund Stoiber. Elle laisse faire aussi. Le chancelier Gerhard Schröder est au mieux de sa forme. Face à lui, le candidat conservateur issu des rangs de la CSU, la version bavaroise de la CDU, n’a aucune chance. Pour Merkel, c’est un adversaire en moins sur sa route. Elle a l’art de les écarter comme si de rien n’était, et c’est ce qu’elle fait pour Horst Köhler, dont elle propose, en 2004, la candidature à la présidence fédérale, une fonction honorifique mais sans pouvoir. Elle partage avec François Hollande cet art de tuer ses rivaux politiques en douceur, en les neutralisant ou en les poussant à la faute. Au même moment, Laurent Fabius vient d’être battu lors d’un référendum interne sur l’Europe. François Hollande l’avait forcé à se prononcer et à prendre position pour le non. Avec délectation, le premier secrétaire se prépare. La voie lui semble presque libre pour être candidat. Le bon petit soldat Hollande est prêt. « Parfois, les soldats font de bons généraux », confiait-il dès 2003.

L’année 2005 est un tournant. En Allemagne, Gerhard Schröder, dont le parti a été défait implacablement aux élections locales de Rhénanie du Nord-Westphalie, le 22 mai 2005, décide de provoquer des élections législatives anticipées. Déboussolé par les réformes de l’Agenda 2010, l’électorat du SPD est en fuite massive. Schröder veut jouer le tout pour le tout. La CDU se croit prise de court. Mais Angela Merkel est prête. Elle n’a pas d’adversaire au sein du parti et les caciques sont résignés à la laisser partir « au casse-pipe », pensent-ils. Les Français aussi la sous-estiment. « Personne ne la connaissait. Personne n’avait d’opinion sur elle. Elle nous paraissait ultra-libérale », raconte l’ancien député européen Henri Weber, l’un des rares socialistes à avoir toujours gardé un œil sur la social-démocratie européenne. « Elle n’était pas charismatique, même si le fait qu’elle soit fille de pasteur et d’Allemagne de l’Est la rendait sympathique. On pensait que c’était un personnage falot. »

Les socialistes se passionnent peu pour la campagne allemande. François Hollande envoie Jean-Marc Ayrault soutenir les camarades de l’autre côté du Rhin. Professeur d’allemand, germanophile convaincu, le patron des députés PS à l’Assemblée nationale est l’interlocuteur idéal. En meeting, à Münster, durant l’été 2005, il ne tarit pas d’éloges sur les années Schröder. « Vous n’avez pas à rougir de ce que vous avez accompli pendant ces sept années. Vous avez assumé les conséquences de la réunification de l’Allemagne, vous avez choisi le mouvement. Vous avez entrepris le plus difficile, l’adaptation de l’État social. Aujourd’hui, en matière de retraites, d’assurance-maladie, de couverture sociale, vos réformes assurent une sécurité durable à tous vos concitoyens. Est-ce là un reniement ? Est-ce là une trahison néolibérale ? Sortons donc des slogans et des faux-semblants. » À l’époque, les propos rencontrent peu d’échos, Jean-Marc Ayrault est un social-démocrate assumé, mais il ne pèse rien au PS. Le parti n’est alors « pas schröderien », comme le dit Pierre Moscovici. Il n’était pas loin de le devenir pourtant. La « fraise » Hollande est sortie du bois depuis plusieurs mois. Le premier secrétaire du PS, si souvent brocardé par les ténors du parti, a lui aussi tenté un coup de poker pour écarter ces « éléphants ». Il a poussé le PS à choisir pour ou contre le traité constitutionnel européen, pensant gagner ses galons de leader et clarifier une fois pour toutes la ligne idéologique du parti.

La faute originelle révèle la fracture qui mine le PS : le non au référendum place Hollande en porte-à-faux et met un terme à ses ambitions présidentielles. Les socialistes français ne se portent pas mieux que leurs voisins allemands. Le pragmatisme économique d’un côté et le réalisme européen de l’autre aboutissent à la même conclusion : l’affaiblissement de la gauche. Mais là où le SPD a choisi d’assumer ses positions, le PS, lui, préfère la synthèse des points de vue contraires. Au congrès du Mans, François Hollande maintient l’unité coûte que coûte.

Cet été-là, les socialistes français observent la campagne électorale allemande d’un œil lointain, ils sont préoccupés par leur congrès. Les élections de septembre en Allemagne et la défaite de Gerhard Schröder passent très loin au-dessus de leurs têtes. De toute façon, François Hollande n’aime pas le chancelier allemand, qui se méfie autant du premier secrétaire français. Le PS et le SPD s’éloignent. « C’est un moment difficile. Le débat au sein de la social-démocratie européenne, pour refonder ses bases idéologiques, nous mettait sous pression », raconte Harlem Désir, qui était alors député européen. La « troisième voie » défendue par Schröder ne convainc pas Hollande, conseiller de l’ombre de Jospin. Pour le chancelier allemand, les gauches européennes doivent revendiquer leur pragmatisme économique et admettre une bonne fois pour toutes les règles du marché pour mieux conduire leurs réformes. Socialement, le prix est élevé, mais il est nécessaire. Le PS préfère penser que le SPD a trahi les espérances de son électorat. « Venu au pouvoir, il a ensuite dérivé en ne tenant pas toutes ses promesses », critique alors le premier secrétaire. Il ne faut pas laisser la gauche se fracturer, estime-t-il. Peu importe le moyen à employer.

François Hollande est à la tête d’un parti schizophrène, tiraillé entre d’un côté ceux qui veulent une autre Europe, et de l’autre, ceux qui s’en accommodent. Il le sait et l’assume. Le premier secrétaire ne raisonne qu’en termes de rapport de force électoral.

 

© Grasset 2015

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > En 2012, tout les oppose. Président « normal » adepte de la « synthèse », François Hollande avait promis de remettre en cause la politique de rigueur européenne menée par sa voisine, Angela Merkel, dite « Mutti », la Mère de la nation, connue pour son intransigeance glaciale. Des mois durant, alors que le marasme économique français préoccupe Berlin, ils se sont affrontés, puis progressivement rapprochés pour finir par présenter un front commun à l’occasion des dernières grandes crises, au Mali, en Ukraine, face au terrorisme, et en Europe. À une Grèce en faillite, ils ont imposé leur solution : l’austérité pour éviter au pays une sortie de la zone euro. Comment le président le plus impopulaire de la Ve République et la dame d’acier sont-ils parvenus à s’entendre ? François Hollande a-t-il définitivement renoncé à toute « confrontation » avec l’Allemagne ?

Nicolas Barotte a suivi le chef de l’État et la Chancelière et a recueilli les confidences de leur entourage. Entre tensions silencieuses et ententes publiques, diplomatie et sincérité, de Paris, Berlin et Bruxelles, le journaliste nous fait revivre les conflits et moments forts de ces dernières années pour nous livrer les clés de ce couple étonnant, plus complexe qu'il n’en a l’air.

 

Journaliste au Figaro depuis 2002, Nicolas Barotte a suivi pendant des années la vie politique française et plus particulièrement celle du Parti socialiste. Après la campagne présidentielle de François Hollande, il a couvert l’Élysée avant d’être nommé correspondant à Berlin en août 2013. À 37 ans, il est l’auteur de PS, Petits meurtres entre amis (2008, Plon) et Coups pour coups (2012, Editions du moment).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Nicolas Barotte, François et Angela, Grasset, septembre 2015, 272 pages, 19 €

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