Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Justine Bo. Extrait de : Si nous ne brûlons pas

EXTRAIT >

À l’épreuve du vide, j’appris à ne me fier qu’au territoire. Il est la seule matière, l’unique élément de la vie des hommes. Je me méfie du récit des origines, des sociologies, des familles ; j’accorde peu de crédit au mythe de l’éducation et aux affres du travail, mais je crois absolument à la bible que nous livrent les territoires.

J’ai longtemps haï la glaise de ma naissance. Il m’a toujours semblé que mon inertie incurable provenait de ce sol sablonneux, où, privée de toute emprise, je tentais de m’agripper coûte que coûte à la poussière.

Je n’ai pas trente ans que déjà je suis en pièces. À bâtir avec tant d’impatience, on se détruit. On néglige ses fondations. L’eau gagne. Les drains se gangrènent, et puis on sombre. Ironie de l’ombre qui a parcouru le monde pour y puiser de la lumière : elle se grise.

Pourtant, quel cœur j’ai mis à l’entreprise ! Partir, toujours, au-devant de moi, en dehors de moi ; traquer tout ce qui ne me ressemblait pas pour devenir autre. Seulement les égarements du voyage ne suffisent plus à masquer le vide. Celui-ci n’est pas dans le passé ; il ne sert à rien de le fuir. Je n’ai eu de cesse de haïr l’avant, de tenterd’y échapper, de l’occulter ; j’ai tout fait pour qu’il ne m’appartienne plus. Mon drame est d’avoir réussi.

Aujourd’hui, je rêve de tout perdre pour revenir à ce spectre enfoui sous les bâtisses. Il me faut abattre l’édifice ; retrouver la matière initiale pour comprendre ce que je suis devenue. Faire l’état des lieux de mes errances pour savoir où je suis. Les colonnes de Palmyre, les vaisseaux de Béring, les nuits de perdition dans paris, dans New York ; toutes ces escales de ma jeunesse en seront les chutes. Elles reposeront au sol, une fois le récit de mes folies achevé ; je serai seule, nue, face à l’indigence de mes primes années, et je ne pourrai plus ni mentir, ni m’abriter sous leur grandeur. J’ai à peine vingt-sept ans, mais je suis vieille d’un millénaire.

Je fus frappée, cherchant une fois adulte les coordonnées géographiques du lieu de ma naissance, par la bassesse de l’endroit. Seulement six mètres au-dessus de la mer. Enfant, je n’y songeais jamais. Chiffre froid ; une syllabe, trois lettres seulement, qui passent comme un chuintement, un tout petit souffle entre les lèvres : là, les hommes se sont glissés jusqu’au bruit des embruns, ils n’ont pas cherché refuge sur un mont ; ils sont allés au plus profond, au plus vil, ils se sont abattus, ils se sont résignés dans le sable, les marais ; ils ont érigé des docks non pas pour s’élever, mais pour descendre, pour creuser leurs tombes entre les courants. J’aurais dû savoir, moi qui ai côtoyé leurs sillons, que ce n’était pas le plancher des hommes, mais le niveau de la ville elle-même qui nous maintenait si éloignés du ciel. Nous avions la tête sous l’eau, le front pris dans le murmure des roches, et il n’y avait rien pour nous faire relever le menton. Nous avancions, crânes baissés, lèvres baisant la vase, échines fourbues, celles des marins comme des chevaux, celles des galériens qu’ils étaienttous, de père en fils, d’aïeux en progénitures, de mères en placentas; nous marchions ainsi, sans espoir d’aller au-delà des six mètres, sans aucune volonté de savoir qu’il s’agissait là du chiffre de notre abattement : six, six, six.

Tout était contenu dans ce phonème, il n’y avait rien d’autre à chercher, à gratter, je ne pus m’élever qu’en partant ; jusqu’à mes dix-sept ans, il n’y eut rien de beau dans ma vie, et d’ailleurs cette laideur originelle me contamina à jamais. Les mal nés de la mer sont condamnés à voir la beauté leur échapper. Ils tentent de saisir ses cheveux, son cou, sa taille, mais toujours leurs gestes s’évanouissent.

Je suis une sirène, me dit la beauté. Tu m’entends, tu me désires, ma voix t’attire. Je fais ce que je veux de toi. Vois comme tu te hâtes. Comme tu accours. Je chante et tu te précipites. Vois comme tu sombres.

 

Latitude : 49o 38′ 23′′ n.

Longitude : 1o 36′ 58′′ e.

Altitude : 6 mètres.

Teinte : bleu de Prusse.

Heure : crépusculaire.

Ciel : blanc.

 

Quand je songe désormais au territoire natal, je suis effarée par l’implacabilité des lignes. La symétrie glaciale des avenues, qui ressemblent moins à une œuvre humaine qu’à une excroissance des courants marins. Baie striée de baraquements militaires, de digues ; main ouverte sur l’immensité des eaux.

Lorsque, au hasard d’une carte, j’arpente les ruelles grises, je n’y décèle aucune routine ; l’espace n’a pas laisséson empreinte dans mes gestes, ni dans ma façon d’observer le tracé des artères. La ville m’apparaît comme une impression froide. L’enchevêtrement d’obliques ne signifie rien d’autre que le dessin arbitraire ayant présidé à sa construction. Je revois les points d’ancrage de la vie des autres. Ils ne résonnent en moi que par l’exclusion dans laquelle je me précipitais. Toujours, je me suis tenue à l’écart de mes semblables. Les types du collège se donnaient rendez-vous ici, ou là, et tandis que je cheminais jusqu’à l’angle du boulevard où m’attendait mon père, je les voyais qui fumaient des cigarettes ou tentaient de se donner une contenance devant les vendeurs de fast-food. Il s’agissait de paraître intrépide, et, consciente de ma maladresse congénitale, je m’étais épargné cette épreuve en ne tissant aucune amitié avec personne. Alors, ces points névralgiques de leur existence à eux – un parc où l’on traînait le soir, un abri de bus, un parking où l’on jouait au foot – représentent tout ce que je ne suis pas devenue. Derrière ces lieux anodins érigés en repères, des questions apparaissent : que sont devenus les individus de mon âge? Où se trouvent-ils désormais? Combien ont-ils d’enfants, d’emprunts ? Ont-ils une, plusieurs voitures ? Un appartement ? Un pavillon ? Et, entre ces interrogations de façade, ma sidération : comment ces lieux ont-ils creusé leur inertie, et ma fuite ? Sont-ils la cause de notre perdition collective, ou bien n’en sont-ils que le reflet ?

 

Le premier repère est une statue. Cet imbécile de Napoléon, sur son cheval, qui pointait l’Angleterre, du moins c’est ce qu’on nous avait raconté. Il pouvait désigner le large tant qu’il voulait, son buste ne servait qu’à abriter des pigeons en déshérence et les toxicomanes ducoin, aux heures sombres. Le reste du temps, des jeunes gens se retrouvaient sous sa monture, y fumaient, y buvaient. Il y avait un parc juste à côté, et le port de plaisance à quelques mètres. Napoléon ne régnait que sur cela : une étendue d’herbe triste. Il n’y avait qu’à l’été qu’elle devenait vaporeuse, qu’elle se liait au ciel pour anéantir tout à fait la sévérité de l’empereur. On se moquait de lui. Il était le père minuscule de nos vies minuscules. Il avait bâti autour de nous une forteresse. Il avait permis à ce lieu d’exister, et nous lui en voulions pour cela. La ville ne fut jamais qu’une suite ininterrompue de grands projets qui ne virent jamais le jour, qui échouèrent un peu par hasard, par malchance. En réalité, napoléon ne visait pas l’Angleterre. Sa main était déployée sur le petit monde qu’elle engendrait : le port militaire, que le monarque adoubait de son geste puissant, et, avec lui, la cité qui se résumait à ces quelques faits d’armes.

Lorsqu’on était juste en dessous, ni l’horizon ni l’œuvre n’avaient d’importance : on se moquait de savoir ce que le fou désignait, on ne distinguait que le détail de ses grands doigts, et on scrutait l’entrejambe du destrier. Du sol, c’est tout ce qui importait : la main, la verge du cheval. l’étalon était arabe. Marengo, fidèle monture du tout-puissant, avait été nommé d’après la localité italienne où le maître mena bataille contre les troupes du Saint empire romain germanique. Marengo, pur-sang arabe, robe anthracite, squelette parfait, musculature exemplaire, capturé à Aboukir, pendant la campagne d’Égypte, où napoléon battit les ottomans. Il ne restait du majestueux pur-sang que ce bloc de bronze, patiné de vert gris, où chiaient les pigeons et s’ennuyaient les passants.

Lorsque, plus tard, j’entendis des camarades de l’institut d’études politiques vanter les mérites de Bonaparte, citant les écrivains qui avaient contribué à façonner son culte, Chateaubriand, Hugo, Balzac, je ne pensai qu’à la statue verdâtre, sale, et à la bite de Marengo. Je ne connaissais rien de ce lyrisme, je ne savais de lui que sa main déployée à l’endroit de mon désœuvrement, et cela me suffisait pour le haïr. Je voulais embraser le tas de pierres, jeter l’empereur à la mer ; ne plus songer aux proses qu’il avait inspirées, mais simplement contempler l’étendue de ses ruines, et peut-être y construire, selon des géométries simples, des palais de verre. De la même façon, lorsque je remarquai l’engouement des commentateurs politiques pour cette figure du « monarque », dont ils assuraient que la république française était friande, je ne songeais qu’à cette main, à ces cinq doigts, et j’en voulais autant au personnage de chair qui avait inspiré le bronze qu’à ceux qui l’avaient sculpté. Pour moi, la statue érigée au milieu de rien, et pour rien ; ce vide en érection, qui dominait la plaine et assombrissait la mer, était le symbole de cette France qui se perd dans la contemplation d’un geste figé au lieu d’examiner le désastre à hauteur d’homme.

Je crache sur la ville. Il n’y a plus ni jardins, ni sanctuaires. Il n’y a que l’immondice que j’y ai toujours vue. De Napoléon, je ne connais que les ivrognes, l’étendue d’herbe et de bitume, les lignes cacophoniques, les mâts en pagaille, et la capitainerie, qui trône gauchement face à la baie.

C’est là que ma grand-mère avait officié, nettoyant toute sa vie la merde des autres ; pas même celle d’une famille qu’elle aurait connue, à laquelle elle se serait liée ; non, elle avait récuré les cabinets de la plaisance, pour les marins en escale, pour les types qui venaient se faire branler pendant que leurs femmes ruminaient leur soûl. Sa vie n’aura servi qu’à cela, et moi je me demande comment la mienne a bienpu servir à autre chose. J’y ai travaillé, aussi, mais en vertu d’une ascension sociale nébuleuse, et parce que l’on m’avait enseigné l’anglais à l’école, j’ai tenu la caisse de la capitainerie : s’assurer que les bateaux de passage sont bien inscrits dans les registres, que chacun paie son dû, que personne n’est en déroute dans la rade... et à chaque aube, à chaque crépuscule, je guettais la démarche de la femme de ménage, et je me disais, comment était-ce, de son tempsà elle, à quoi songeait-elle, était-elle enjouée, résignée, que sentait-elle, son corps faiblissait-il sous l’odeur, et son esprit, s’était-il dissipé vite, ou lentement, avait-elle souffert de l’indifférence des plaisanciers... Je ne pouvais rien en savoir ; tout ce que je connaissais, moi, c’était ce qu’elle était devenue, et elle me semblait identique à la serpillière qui passait et repassait sur le carrelage des sanitaires : elle était grise, aplatie, muette.

© Équateurs 2018

 

Quatrième de couverture > « À l’épreuve du vide, j’appris à ne me fier qu’au territoire. Il est la seule matière, l’unique élément de la vie des hommes. Je me méfie du récit des origines, des sociologies, des familles. J’accorde peu de crédit au mythe de l’éducation et aux affres du travail, mais je crois absolument à la Bible que nous livrent les territoires. »

Le roman débute dans une petite ville française de bord de mer, construite comme un bastion. Une cale au regard de l’univers. La narratrice a 27 ans et une conviction : échapper au piège de la reproduction. Elle étudie la rage au ventre, avec l’obsession de « s’en sortir », de déjouer les frontières. De la côte Atlantique au Proche-Orient, puis aux États-Unis, elle part à la recherche de son identité. Mais il n’est pas de fuite ni d’ascension qui ne connaisse de chute.

La géographie intime de Justine Bo fouille les lieux honnis : ceux de l’origine et de la déchirure. Sa plume âpre révèle la violence de notre société, engoncée dans ses territoires. L’insurrection passe alors par l’écriture et la création. Ce road movie incandescent dresse autant le portrait d’une époque que celui d’une évadée.

Justine Bo est née en 1989. Elle est écrivain et réalisatrice de films. Elle est déjà l'auteur de deux romans :Fils de Sham et Le type qui voulait arrêter de mourir.

Pages choisies par Annick Geille

Justine Bo, Si nous ne brûlons pas, Équateurs, janvier 2018, 294 pages, 20 €

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