Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Richard Malka. Extrait de : Tyrannie

EXTRAIT >

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Oscar Rimah était incarcéré à la maison d’arrêt de Fresnes, en division sud, à l’isolement, régime assez inhumain hérité des quartiers de haute sécurité. Sa célébrité imposait qu’on le protège des autres, ceux qui voulaient le sauver et ceux rêvant de l’abattre. Cette mesure compliquait la tâche de son avocat, contraint à de longs et tatillons contrôles pour parvenir jusqu’à lui. Surtout, il y avait ce que Raphaël considérait être un chef-d’œuvre de perversité pénitentiaire. Les parloirs sont rarement décorés de roses ; mais avec celui de la division sud de la maison d’arrêt située 1, allée des Thuyas à Fresnes, on touchait au sublime.

La pièce, sale et malodorante, devait mesurer deux mètres de long sur un mètre et demi de large. L’avocat et son client étaient assis face à face, sur des chaises d’écoliers, à peine séparés par une petite table. Mais ce lieu avait une spécificité. Quel que fût le niveau sonore adopté, il était impossible d’entendre ce que disait la personne située à trente centimètres. On avait dû faire appel aux plus grands acousticiens pour parvenir à cette prouesse. Les sons émis, graves ou aigus, chuchotés ou hurlés, finissaient en grognements. C’était à devenir fou.

Selon la loi d’airain de l’univers carcéral, les meilleures conditions de détention devaient être plus douloureuses à supporter que le sort du plus pauvre des hommes libres. Le peuple ne saurait accepter qu’il n’en soit pas ainsi. À Fresnes, ce non-dit était respecté. Les conditions de vie y étaient épouvantables.

Rimah ne ressemblait plus à celui qu’il était lorsque, deux ans auparavant, il avait fui son pays. Il était devenu le plus célèbre criminel de son temps. Seule la cause qu’il défendait le maintenait en vie.

2

Amalia savait que l’avocat d’Oscar Rimah prendrait son café sur cette terrasse de la rue Montmartre, comme tous les matins, sauf jour de pluie. L’arrogance tranquille, Raphaël Constant portait un costume rayé, trois-pièces, revers en pointe, deux boutons, coupe ajustée à une silhouette sportive. Jamais de cravate. Amalia le soupçonnait de ne pas supporter les entraves, femme ou tissu.

Raphaël observait une curieuse altercation entre deux brunes. L’une attira son regard. Grande, élancée, les petits plis qu’il aimait tant sous des yeux intenses et graves. Elle se dirigeait vers lui lorsqu’une furie lui barra la route. Les deux femmes se ressemblaient mais l’autre avait un nez retroussé qui, sans la rendre désagréable, atténuait son éclat. Il cessa un instant de penser à l’audience qui devait s’ouvrir dans moins de vingt-quatre heures devant la cour d’assises de Paris.

Des procès aux enjeux considérables, il en avait déjà plaidé, mais jamais rien de comparable. Il s’apprêtait à défendre l’auteur du crime qui déchaînait les passions de New York à Vladivostok. Vingt-cinq jours d’audience lui seraient consacrés. Obtenir l’acquittement d’un client qui revendiquait fièrement son geste était impossible. Pourtant, il devait y parvenir.

Le bruit de la circulation couvrait les cris mais il entendit des bribes de phrases : « Je serai à vous », « Aztracie », « laissez-moi », « jours », « mariage », « tué ». Soudain, la furie décocha une gifle magistrale à son double. Puis, les deux femmes s’enlacèrent avec émotion. L’avocat classa cette scène très haut dans son panthéon de l’érotisme.

Amalia était en larmes et son nez saignait. Elle frôla Raphaël pour aller se rafraîchir. Il se concentra pour trouver le moyen de l’aborder.

Pour certains, séduisants ou disgracieux, brillants ou sots, ce serait un jeu d’enfant mais pour lui, parler à une inconnue était inconcevable. Une amie lui avait raconté qu’assise dans un restaurant, elle s’était vu remettre un mot avec un numéro de téléphone et une déclaration d’amour. L’audace avait payé et il en était né une brève aventure. Raphaël était fasciné par ce courage que sa timidité – ou son orgueil – lui interdisait. Lui se sentait régresser au stade de l’adolescent boutonneux qu’il fut. Celui qui reste vierge quand ses camarades lui détaillent leurs exploits pornographiques. Jean-Marc, par exemple, qui disait jouir cinq fois d’affilée. Mais comment était-ce possible ? Où trouvait-il ces filles ? Il n’était même pas beau avec son nez tordu et son strabisme. Et cinq fois en une heure ? Ce n’était pas faute d’avoir essayé mais Raphaël n’y parvint jamais. À dix-huit ans, il se demandait encore par quel miracle deux langues pouvaient tourner l’une autour de l’autre quand les visages étaient positionnés à quatre-vingt-dix degrés. Ce mystère l’obséda des années et renforça la conviction de sa différence. Il pensait ne jamais être aimé. Pas même une heure. Alors, il s’endurcit et enterra ses émotions, sauf pour sa femme imaginaire, celle qui l’accompagnait depuis l’enfance.

Amalia n’avait pas prévu que son aînée la suivrait. Elle ignorait même que sa sœur se trouvait en France. Cette dernière n’était là que pour la ramener en Aztracie ; la situation se détériorait et son retour devenait urgent.

— Tu sais ce qui arrivera si tu ne rentres pas... lui avait-elle dit, entre deux larmes.

Amalia ne l’ignorait pas mais elle avait une idée folle qui, peut-être, sauverait sa vie. Qu’on lui accorde vingt-cinq jours en France et ensuite elle serait dévouée à son pays... et à lui. Sa sœur finit par céder.

Mais il n’était plus envisageable d’aborder avec légèreté Raphaël Constant pour l’encourager dans son combat. Le seul espoir d’Amalia était qu’il prenne l’initiative. Il était avocat ; il saurait faire. Ses larmes séchées, elle sortit du café et s’assura de sa présence. Elle était trop éloignée pour discerner ses yeux, qui abandonnaient parfois leur douceur pour exprimer la rage, mais elle avait suffisamment étudié ses prestations publiques pour s’émouvoir de cette ambivalence.

Elle s’approcha.

Raphaël se maudit d’avoir laissé son esprit vagabonder et paniqua.

— Vous savez, on croit que c’est un petit saignement de nez et puis on fait une hémorragie et on meurt...

L’avocat se dit qu’un demeuré aurait trouvé meilleure accroche. Il eut envie de disparaître.

3

Les Rimah furent décimés quand les fondamentalistes aztrides accédèrent au pouvoir par les urnes. Leur première décision fut de rebaptiser leur pays « Aztracie », du nom de leur idéologie, tout à la fois religieuse, philosophique et politique.

Cette révolution se réclamait de « l’anti-mondialisation-ultra-libérale-de-la-finance-dérégulée-par-les élites-cosmopolites » et prônait le retour à la nature et à l’essence divine de l’homme. Elle avait choisi pour devise « Transparence-Vertu-Humilité ». Le monde découvrait la première idéologie du XXIe siècle. L’aztrisme fascinait autant qu’il terrifiait.

Les chaînes d’information consacraient d’innombrables débats à ce phénomène et des milliards de pages web étaient consultées sur le sujet. De petites communautés de convertis se constituaient légalement en Occident, clandestinement en Orient où, malgré la répression sauvage, les ralliements étaient légion. La planète allait-elle basculer, comme le souhaitaient les prosélytes aztrides ? Fallait-il respecter le résultat des urnes quand elles portaient au pouvoir un mouvement opposé au suffrage universel ? Dans sa cellule, Oscar Rimah compilait les analyses les plus sensationnelles. Ce n’était pas difficile ; d’improbables combinaisons avaient été imaginées par les médias pour exploiter cette pépite d’audimat.

Ainsi, sur Fox News, un chrétien évangéliste exprimant son admiration pour un régime prohibant la sexualité hors mariage et sanctionnant les cas de débauche avérés par une peine de castration chimique – pour l’homme – et d’internement psychiatrique – pour la femme – s’était battu avec un musulman salafiste qui entendait rappeler qu’Adam étant la victime d’Ève, il méritait davantage le fouet que l’impuissance. Un politologue présent sur le plateau remarqua que la castration était une mesure pertinente car elle porterait sur les éléments les plus virils du pays ; toute contestation serait ainsi étouffée.

À Berlin, une Gay Pride fut organisée, les homosexuels représentant, pour les Aztrides, la pire abomination sur terre après les juifs, censés constituer un rouage essentiel du capitalisme.

À Stockholm, un scandale éclata quand, dans les colonnes du journal Expressen, la ministre des Droits des femmes salua avec enthousiasme l’interdiction de la prostitution en Aztracie, approuvée par l’Internationale des jeunes socialistes.

Au Venezuela et à Cuba, le dépit l’emportait. Ces régimes s’étaient ringardisés d’un coup sur l’échelle révolutionnaire et les effigies d’Isidor Aztri remplaçaient celles du Che sur les T-shirts de la jeunesse européenne.

À l’issue d’un colloque à Benghazi, les dirigeants des mouvements djihadistes, coalisés pour l’occasion, s’insurgèrent contre l’imposture des Aztrides qui devaient être manipulés par ces chiens du Pentagone et de la NSA.

En France, les écologistes se déclarèrent sensibles à la méfiance des Aztrides à l’égard du mythe de la croissance économique. En dépit des réserves que leur inspirait le rétablissement de la peine de mort, le mouvement vert insista sur l’intérêt du versement du Salaire des Justes à tous les citoyens aztrides qui bénéficiaient ainsi d’un revenu minimal augmenté de primes au mérite fixées par le ministère de l’Économie équitable.

La droite forte n’était pas insensible au retour à l’ordre moral et aux valeurs familiales imposées par ce pouvoir néo-théocratique, et appréciait les discours rigoristes d’un régime qu’elle condamnait toutefois au nom du droit des enfants.

Pour de nombreux médias, soutenus par l’expertise des sociologues unanimement enthousiastes, l’aztrisme était un espoir pour l’humanité. Les damnés de la terre ne pouvaient avoir tort. Les mêmes, auparavant,

avaient applaudi au stalinisme et à ses vingt millions de morts, au maoïsme et à ses quarante millions de victimes ainsi qu’à la victoire des Khmers rouges qui décimèrent un tiers de leur propre peuple. Pensant avoir appris du passé, ces âmes généreuses reconnaissaient des excès à cette révolution, en particulier l’obligation faite aux adolescents, entre quatorze et dix-huit ans, de porter un masque cachant leur visage en public. Mais qui étions-nous pour imposer nos soi-disant valeurs universalistes ? N’était-ce pas un nouvel ordre colonialiste qui tentait de s’imposer au prétexte d’hypocrites références aux Lumières ?

© Grasset 2018

© Photo JF Paga

 

Quatrième de couverture > Aux portes de l’Occident, un dictateur opprime son peuple au nom de la transparence et de la pureté. Dans cette prison à ciel ouvert, les enfants ont le visage masqué et les citoyens récitent en masse un petit livre dont l’idéologie venimeuse contamine peu à peu le monde… À Paris, dans une salle d’audience scrutée par la presse internationale, un homme, évadé de ce pays de cauchemar et seul rescapé d’un massacre, tente de justifier son crime politique. Saura-t-il réveiller les consciences ? Son avocat, un grand plaideur ombrageux, ambigu, sensuel, doit accomplir l’impossible : obtenir l’acquittement d’un meurtrier qui revendique son acte. À ses côtés, la nuit, le jour, une réfugiée politique irrésistible à laquelle il se lie de passion trouble : qui manipule qui ? Journalistes, témoins, psychiatres, juges ou avocats, c’est notre temps qui se joue dans ce procès du siècle, avec ses mensonges, ses secrets et ses grâces inattendues… Rappelant 1984 de George Orwell et Douze hommes en colère, entre utopie politique, roman d’amour et thriller judiciaire, Tyrannie est un premier roman comme la scène littéraire française n’en offre pas.

Richard Malka est avocat, spécialiste du droit de la presse et familier des grands procès : il a notamment défendu Charlie Hebdo face aux associations catholiques intégristes et dans l’affaire des caricatures. Il est scénariste de bandes dessinées. Dernier album publié : La face crashée de Marine Le Pen (avec Riss et Saïd Mahrane, chez Grasset).

Pages choisies par Annick Geille

Richard Malka, Tyrannie, Grasset, janvier 2018, 392 pages, 22 €

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