Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Philippe Forest. Extrait de : L’oubli

EXTRAIT >

Un matin, un mot m’a manqué.

C’est ainsi que tout a commencé.

Un mot.

Mais lequel, je ne sais pas.

Sinon ce serait simple et je n’en parlerais plus. Je dirais quel mot. Alors, il me serait rendu. Il reprendrait sa place parmi les autres. Je n’en ferais pas une affaire. Tout, aussitôt, rentrerait dans l’ordre. Je pourrais m’arrêter là. On passerait à la suite. Il n’y aurait rien à raconter. Il n’y aurait rien eu à raconter.

Ce serait très bien.

On a toujours intérêt à en dire aussi peu que possible, je crois.

Ne pas se faire trop remarquer.

Si vous voulez mon avis.

De ma vie, je n’ai jamais cherché d’histoires. Elles sont simplement venues à moi les unes après les autres. D’elles- mêmes et sans que j’y sois pour grand-chose. Pas très souvent, heureusement. Pourtant, c’est arrivé. Une ou deux fois. Peut-être un peu plus. Je pourrais compter les histoires dont je parle sur les doigts de mes deux mains. Combien au juste ? Je ne me rappelle pas. Disons : pas précisément. Ou bien : je ne sais plus. Lesquelles ? J’ai oublié aussi. Du moins je préfère le penser. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il y en a eu trop.

Encore trop.

On ne choisit pas.

Le roman recommence. Il n’en finit pas, n’en a jamais fini de recommencer. Il ne vous laisse nulle part en paix. En tout cas : jamais pour très longtemps.

Cela recommence. Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse. Cela recommence.

Je suis comme tout le monde. J’aurais voulu d’une vie ordinaire. Sans trop en demander. Le genre de vie dont personne n’avouera jamais l’avoir souhaité mais que chacun s’estimera quand même soulagé d’avoir vécu. Au bout ducompte. Quand on se dit, au moins, avec la fin qui vient, que l’on a évité à peu près le pire et que, malgré tout, on ne s’en est pas si mal tiré.

J’aurais préféré qu’il en fût ainsi et n’avoir rien à raconter.

J’aurais mieux aimé le silence à l’histoire qui commence ici.

Plutôt: rien.

Mais qu’y puis-je, moi, si un mot manquait ce matin-là ?

Je m’en suis aperçu à mon réveil. Au moment où, d’un seul coup, tout vous revient en tête. Il faut préciser qu’il s’agissait d’un matin comme tous les autres. Banal. J’insiste. Au risque de me répéter: sans rien d’exceptionnel. Comme on le dit lorsque l’on veut à tout prix qu’il y ait eu un signe ou même une absence de signe pour annoncer la suite, faisant miroiter pour personne la perspective d’une révélation d’autant plus formidable que rien ne la préparait.

On se raconte son histoire à soi-même en vue de lui trouver, en dépit de tout, un début un peu solennel dont le sens suffise afin qu’elle commence comme il faut.

« Un matin... »

Et même : « Un beau matin... »

Ouvrez tous les livres que vous voudrez.

C’est ainsi, chaque fois, que l’on raconte et qu’un roman commence. Même si l’on n’ignore pas quel mensonge cela suppose. Il n’existe aucun moyen de procéder autrement. À mon tour je le fais maintenant. En toute connaissance de cause.

Personne n’est dupe.

Soi-même, on n’y croit pas.

Ce mot-là, je l’avais perdu dans mon sommeil.

La lumière du jour qui naît, passant à travers les persiennes, vous tire progressivement de l’obscurité au sein de laquelle votre conscience était plongée : cela fait un lent mouvement où l’ombre le cède progressivement à la clarté. Ou bien tout le contraire : cela ressemble à la stridente et soudaine déchirure de ciseaux découpant avec un crissement qui fait grincer les dents le papier épais de la nuit ; entre les deux rideaux, les écartant subitement et puis s’élargissant, acérée, la lame de lumière du matin. Et, pareil à un nageur qui remonte à la surface, le dormeur s’éveille au petit jour qui vient. Sansaucun moyen de savoir combien de temps il lui a fallu pour cela, si ce fut l’affaire d’une seule seconde ou bien si cela lui prit des siècles par centaines. Flottant sans le secours d’aucun repère au sein de cet intervalle indécis où se logent les rêves - ces songes si nombreux dont on ne peut jamais dire avec certitude si ce sont eux qui vous réveillent ou bien si c’est du réveil qu’après coup ils naissent, vous donnant seulement l’illusion qu’ils l’ont précédé.

On fait le compte de sa vie. Comme on numérote ses abattis. On répertorie les choses qui sont à son chevet et que provisoirement l’on possède encore. Un peu rassuré de les savoir toujours là, à portée de sa main. Et puis, avec précaution, on en vient à l’examen du reste et l’on passe en revue tout ce que l’on a perdu. Toute la part immense du perdu: tellement de gens, tellement de choses en allés ! Cela fait beaucoup, déjà.

Rien d’autre ne manque ?

Si, ce matin-là, en plus - je devrais dire : en moins -, un mot manquait.

Ce mot, ce matin-là, je l’ai cherché à tâtons dans le noir. Avec l’impression très tenace, dans mon sommeil, de l’avoir égaré par mégarde : derrière l’oreiller, au pied du lit, entre le matelas et le sommier. Je parle par images, bien entendu. Unmot n’est pas une chose. Il n’a rien de matériel. Cependant j’avais vraiment le sentiment que ce mot était semblable à un objet sur lequel j’aurais pu remettre la main.

J’étais contrarié. Un mot, pourtant, ce n’est pas beaucoup. Il y en a tellement. On peut faire sans. Aucun n’est indispensable. Mais il est assez agaçant de ne plus savoir où l’on a mis quelque chose sur quoi l’on comptait quand même un peu. On se dit que tôt ou tard - c’est fatal ! -, on en aura forcément l’usage. Comme d’un objet familier qui, en principe, n’aurait eu aucune raison de ne pas se trouver là où il avait été rangé - vraisemblablement quelque part bien en évidence, juste là, sous le bout de son nez. Ainsi : ses lunettes, ses clés, sa montre, son téléphone, son portefeuille, ses papiers.

Son absence vous nargue. Plus on cherche et moins on trouve. Alors, on arrête de chercher dans l’espoir de trouver. Comme si ce que l’on avait perdu, pour réapparaître, attendait juste que, feignant l’indifférence, le regard se détourne. D’ailleurs, cela arrive parfois. L’objet dont on désespérait et en quête duquel, autour de soi, on avait tout mis sens dessus dessous, dès lors que l’on fait mine de ne plus s’en soucier, revient de lui-même se matérialiser sous nos yeux. Il réapparaît en un endroit très précis que l’on était pourtant certain d’avoir minutieusement inspecté quelques minutes auparavant. On dirait que quelqu’un a attendu que l’on ait eu le dos tourné pour le reposer à sa place.

Chacun a fait ce genre d’expérience. Cela vous donne le sentiment absurde qu’existe comme une sorte d’univers parallèle qui, par une porte dérobée, communique invisiblement avec notre monde et à l’intérieur duquel, comiquement, tout disparaît comme sous l’action d’un esprit malin. Je pense à ces facétieuses créatures de la nuit dont parlent les contes des enfants. Elles s’en viennent, pendant leur sommeil, persécuter gentiment les vivants, leur dérober leurs biens, mettre le désordre dans leur maison. Peut-être, après tout, avais-je été victime de l’une de ces créatures tandis que je dormais et, à mon insu, qu’elle me dépouillait d’un mot. Je dois dire que l’idée m’a traversé l’esprit un instant. Et puis, bien sûr, je n’y ai plus pensé.

Cette fois, pourtant, j’ai eu beau chercher puis cesser de chercher et puis recommencer à chercher, et ainsi de suite, je n’ai rien trouvé : le mot manquait toujours.

Je m’exprime mal.

Depuis le début, je me suis mal exprimé.

En même temps, je vois mal comment je pourrais m’y prendre autrement.

Qu’un mot manque n’est pas très commode à dire avec les mots qui vous restent.

Ce matin-là, je me suis réveillé avec le souvenir d’avoir rêvé. J’avais en mémoire toute l’histoire que je venais de vivredans mon sommeil et que je me trouvais en mesure, ce qui est rare, de raconter - du début à la fin, avec toutes sortes de détails, sans avoir le sentiment d’en omettre aucun. Tous les épisodes s’enchaînaient impeccablement dans ma tête. Sauf que quelque chose avait disparu de mon récit à quoi correspondait un mot qui, pour dire cette chose et pour m’en souvenir, me faisait maintenant défaut. J’ai accompli un effort mental pour me rappeler de quoi il s’agissait. Mais plus j’essayais et plus la chose et le mot me donnaient l’impression de se dérober désormais.

Si une seule pièce manque dans un puzzle, l’image qui l’entoure suffit ordinairement à deviner ce qu’elle représentait et à remplir mentalement l’espace blanc qu’elle laisse. Je n’avais plus qu’à procéder de la sorte : reconstituer mon rêve en m’en faisant le récit afin de découvrir ce qui manquait en lui. Mais lorsque je m’y suis essayé, j’ai réalisé que ce rêve — dont je croyais jusque-là parfaitement me souvenir, que je pensais pleinement en ma possession - s’était entièrement effacé. Lui aussi. De la même manière. D’un seul coup. Évaporé sous l’effet de la lumière du matin. Je ne me rappelais plus rien. Il avait totalement disparu - sans laisser aucune trace de lui dans ma mémoire. Je n’en conservais que la certitude d’avoir égaré quelque chose dans la nuit.

Mais quoi ?

© Gallimard 2018

© Catherine Hélie

 

Quatrième de couverture > Un homme se réveille, convaincu d'avoir égaré un mot dans son sommeil, incapable de se le rappeler. Une idée s'insinue dans son esprit et prend bientôt l'allure d'une obsession : son langage se défait, sa vie se vide à mesure que les souvenirs se détachent de lui. Un homme – peut-être le même, peut-être un autre – observe l'océan depuis sa fenêtre. Une brume perpétuelle recouvre l'horizon, au loin il s'imagine distinguer une forme qui lui fait signe et qui l'appelle. L'histoire se dédouble – à moins qu'il ne s'agisse de deux histoires différentes dont demeure mystérieux le lien qui les unit. Tandis que les mots et la mémoire s'abîment dans un même précipice, l'univers recouvre amoureusement l'apparence splendide indispensable pour chacun au recommencement de l'existence. Dans la veine de ses deux précédents romans, Le chat de Schrödinger et Crue, mais en restant fidèle à l'expérience qu'il a posée au principe de tous ses livres depuis L'enfant éternel et Sarinagara, Philippe Forest propose au lecteur une fable insolite, qui enseigne, comme l'a écrit un poète, que la nuit recèle en son sein le plaisir et l'oubli, qui sont les deux seuls secrets du bonheur.

Philippe Forest est né en 1962. Docteur ès Lettres, il a enseigné dans plusieurs universités britanniques. Depuis 1995, il est professeur de littérature à l’Université de Nantes. Il a publié l’essentiel de son œuvre aux Éditions Gallimard, dont L’Enfant éternel, prix Femina du premier roman (1997), Sarinagara, prix Décembre (2004), Le Nouvel Amour (2007), Tous les enfants sauf un (2007), Le siècle des nuages (2010), Le chat de Schrödinger (2013), Crue (2016).

Pages choisies par Annick Geille

Philippe Forest, L’Oubli, Gallimard, janvier 2018, 240 pages, 19 €

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