Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Colette Fellous. Extrait de : Camille Claudel

EXTRAIT >

Le cœur de Camille abrite les battements d’une valse, on l’entend de loin son cœur, on le voit franchir un siècle, traverser les années, les guerres et les saisons, puis il s’approche de nous et s’invite dans ces pages : on dirait qu’elle a quelque chose encore à nous dire, qu’elle n’a jamais su dire, qu’elle n’a jamais pu dire, ou alors ses mots ont été perdus, déchirés, brûlés, on ne sait pas, ceux qui restent ne suffisent pas, sa vie est toute trouée. 1864, 1886, 1887, 1889, 1898, 1905, 1913.

Et là ça s’arrête, elle a quarante-neuf ans, son temps se fige, elle ne sculpte plus, elle attend qu’on vienne la délivrer, elle ne comprend plus qui elle est ni où elle est, elle est lucide et elle divague, elle fait les deux en même temps, elle tangue, s’abîme, peu à peu elle devient indifférente, mais il est déjà si tard dans sa vie, elle se transforme elle-même en sculpture, toute « petite chose nouvelle » elle est devenue, et nous, on ne pourra plus jamais l’oublier.

Oui, pendant trente ans elle ne fait qu’attendre, immobile, enfermée dans une maison de santé, près d’Avignon, elle rôde, écrit des lettres qui n’arriveront jamais à leurs destinataires, elle fait la cuisine dans son coin de peur d’être empoisonnée, elle guette dans le jardin, assise sur une petite chaise de paille, elle fixe les grands arbres, elle aime le bruit du vent dans les branches et la musique des cigales, elle attend que son frère lui fasse la surprise de venir jusqu’ici, un jour à New York un jour à Kyoto ou à Prague un jour dans son château, elle ne sait plus exactement où il est ce petit frère devenu oiseau, en tout cas il n’est pas là, mais elle espère et en cela son être n’est pas défait, l’espoir est un signe de vitalité. « Ta sœur en exil » elle avait signé dans sa dernière lettre à Paul, du moins dernière lettre d’elle qui aura été conservée, écrite en 1938, cinq ans avant sa mort. Elle marche jusqu’à la grande grille blanche de Montdevergues les Roses et revient, inlassablement, en boitant légèrement, on reconnaît d’ici sa petite irrégularité du corps qu’elle a toujours eue, parfois si attachante, mais peut-être si encombrante pour elle.

Elle se nourrit surtout d’œufs et de pommes de terre, elle meurt là-bas, au milieu de la guerre, en 1943, un jour d’octobre, le 19, à quatorze heures quinze, elle avait soixante-dix-neuf ans, elle aura quand même tenu jusqu’à cet âge, je ne sais pas comment elle s’y est prise, c’est aussi cela sa force. Les pensionnaires de la Maison de Santé de Montdevergues ont assisté à l’enterrement, il faisait froid ce 21 octobre, beaucoup de morts par le froid et la faim dans ces asiles pendant la guerre, la cérémonie n’a pas duré longtemps, elle a rejoint la fosse commune du petit cimetière de Montfavet, dans la partie réservée à l’hôpital, il était dix heures et demie du matin. Morte sans sépulture.

Valse noire, de terre, de plâtre, de marbre, d’onyx ou de bronze, démarche trébuchante, valse brillante, valse folle, qui continue à faire entendre ses pas, ses tremblements, son pouls, sa grande énigme. Ce livre, je l’écris pour elle.

 

Aujourd’hui, j’ai envie de la suivre, de marcher près d’elle, tout près d’elle, de m’approcher de son visage et de la regarder très attentivement, elle, Camille Claudel. Mademoiselle Say, comme l’appelait Rodin. Monsieur Rodin elle disait toujours, ou simplement Monsieur.

Regarder aussi ses mains, ses robes, ses chapeaux, ses capelines, ses cols de dentelle, ses rubans dans les cheveux, ses yeux surtout, si bleus, si tristes, si beaux. Je ne connais pas son sourire. Ni celui de son frère. Mais peut-être qu’on ne souriait jamais sur les photos en ce temps-là. Par moments, on dirait qu’ils appellent ces yeux, qu’ils demandent, qu’ils supplient, à chaque fois ils se posent sur nous, ils sont désarmés et nous désarment, c’est à croire qu’ils veulent toucher en silence nos propres yeux.

Je ne peux plus quitter ce visage, il me tient et m’aimante. Il me prend en otage. J’aimerais faire le voyage de son visage à ses œuvres pour me libérer d’elle et pour la libérer peut-être, elle aussi devenue otage de sa propre vie, puis je reviendrai de ses œuvres à son visage, mais combien de fois le voyage ?

Autour de moi, La Vague, Les Causeuses, La Valse, L’Âge mûr, La Petite Châtelaine, La Fortune, Persée. Tant d’heures ses mains à tourner, tailler, modeler et travailler la matière, jusqu’à trouver la forme juste, l’expression, les nuances, au-delà des modèles et des sujets, jusqu’au tremblement.

Et L’Abandon, ce petit bronze exposé au Salon d’Automne de Paris en 1905, qu’elle avait d’abord appelé Vertumne et Pomone dans une version en plâtre beaucoup plus grande, en 1895. Il porte aussi le nom de Sakountala, sous différentes orthographes, ou de Niobide blessée. Un des premiers dessins au fusain représentant Sakountala date de 1888 et avait été publié dans L’Art, pour le Salon des Artistes. Cette sculpture garde la trace d’une légende indienne, rejoint la mythologie grecque avant de revenir tout près d’elle, presque dans la chrétienneté, elle est sa sculpture fétiche.

Elle, pendant tant d’années, on voit bien qu’elle l’a cherché son sujet, l’a modifié, l’a éclairci, tant d’années à se battre avec lui pour exprimer au plus près ses émotions, ses expressions et ses secrets, selon le matériau qu’elle avait choisi. Son essence. Le plus souvent, elle l’appelle tout simplement « mon groupe ». Elle l’évoque dans ses lettres à l’amie Florence. Florence Jeans, c’est son amie anglaise, à qui elle se confie mais dont elle brûle les lettres au fur et à mesure qu’elles arrivent, elle lui conseille d’ailleurs d’en faire autant. Heureusement Florence Jeans ne lui a jamais obéi, toutes ses archives sont maintenant conservées soigneusement au musée Rodin, une vraie chance de retrouver ainsi de si belles lettres de jeunesse, intactes, heureuses, confiantes, drôles, avec toutefois, régulièrement, cette même pointe d’inquiétude qui ne l’aura en fait jamais quittée. L’album de confession, jeu anglais à la mode qui s’appelait « An album to record Thoughts, Feelings, etc. » qu’on a appelé plus tard le questionnaire de Proust parce que Proust y avait joué, est là, rangé dans les papiers de Florence Jeans, à côté des vingt-cinq lettres et cartes de Camille. Son idée du bonheur est d’épouser le général Boulanger, son héros dans la fiction est Richard III, son héroïne est Lady Macbeth. Son plus grand malheur serait d’être mère de nombreux enfants, son héroïne dans l’histoire est Louise Michel, et son peintre ou compositeur favori, c’est elle-même. Son occupation préférée : ne rien faire. Camille s’amuse car elle est tout le contraire de ses réponses, on ne l’imagine ni femme de général ni combattante à la façon de Louise Michel, et surtout elle travaille sans cesse. Elle confie à son amie Jessie Lipscomb que son groupe avance, qu’elle ne peut pas s’en séparer, qu’elle n’a plus la force de sortir le soir, qu’elle passera tout l’été à Paris pour le terminer, elle croit même qu’elle n’ira pas à la campagne avec sa famille, même s’il fait très chaud dans son atelier, elle devra rester auprès de son groupe, elle ne pourra pas le laisser. Lui qu’elle appellera plus tard justement L’Abandon, mais elle ne le sait pas encore. C’était pendant l’été 1887. Déjà, un an avant, elle travaillait à cette sculpture, elle écrivait à Florence Jeans qu’elle avait deux modèles par jour, une femme le matin et un homme le soir : « Vous pensez si je suis fatiguée, je travaille régulièrement 12 heures par jour, de 7 heures matin à 7 heures soir, en revenant il m’est impossible de tenir sur mes jambes et je me couche tout de suite. »

L’Abandon, un mot net et puissant qui la raconte tout entière. Voici le groupe. Une jeune femme se donne aux bras d’un homme, il est à genoux devant elle, il enlace tout son corps. Elle, elle est peut-être blessée, peut-être ensorcelée, peut-être est-ce la dernière scène d’amour pour eux deux, ils savent que c’est la dernière fois que leurs corps se prennent et se regardent, ou peut-être simplement amoureuse et lascive, on ne sait pas. Sa jambe droite est légèrement soulevée, le pied sur sa pointe, et le poids de son corps la penche vers la gauche alors que sa tête se blottit dans la poitrine de l’homme, il est son refuge, son soutien. C’est la représentation d’un amour mystérieux, fragile, poignant, qui se passe de mots et de titres, c’est l’amour selon Camille.

Je voudrais surtout essayer de comprendre comment du rêve qu’aura été sa vie, comme elle l’a écrit dans une lettre de Montdevergues adressée en 1935 à Eugène Blot, son fondeur, une lettre qui n’aura jamais quitté l’hôpital comme tant d’autres, mais pendant longtemps elle ne le savait même pas que ses lettres ne franchissaient pas le seuil de l’hôpital, oui, comment tout a pu ainsi se transformer en conte cruel. 1935, cela veut dire qu’elle était enfermée depuis déjà vingt-deux ans lorsqu’elle lui a envoyé ces mots : « Tout ce qui m’est arrivé est plus qu’un roman c’est une épopée, l’Iliade et l’Odyssée, et il faudrait un Homère pour la raconter. Je ne l’entreprendrai pas aujourd’hui et je ne veux pas vous attrister. Je suis dans un gouffre. Je vis dans un monde si curieux, si étrange. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »

© Gallimard 2018

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Pour bâtir ce voyage vers Camille Claudel, Colette Fellous a multiplié les recherches, accédé aux archives, observé sans répit les œuvres, convoqué les heures claires et les jours noirs. Un livre choral qui donne un nouvel éclairage au « cas Camille ».

Colette Fellous est écrivain, auteur de nombreux romans dont Avenue de France (Gallimard, 2001 ; Folio, 2005), Aujourd'hui (Gallimard, 2005 ; Folio, 2006), La Préparation de la vie (Gallimard 2015) et Pièces détachées (Gallimard 2017).

Pages choisies par Annick Geille

Colette Fellous, Camille Claudel, Gallimard, février 2018, 240 pages, 18 €

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