Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean-Marie Godard. Extrait de : Paroles de flics

Extrait >

Ils s’appellent Tony, Betty, Manu, Yasmine, Sylvie, Mélissa, Thomas, Cathy, Meg, Mourad, Corinne, Claudio, Marianne, Tim, Fabrice ou encore Jeff. Ils ont entre 25 et 53 ans. Leur point commun ? Ils font partie des 149 000 policiers que compte la France, travaillant dans différents services, en uniforme ou en civil, au contact quotidien de la rue, de la violence, de la misère sociale et de la mort.

Chaque soir, Tony et deux de ses collègues partent sillonner à la nuit tombante les rues d’une grande ville du Sud, dans la voiture banalisée de la brigade anti-criminalité (BAC). Lorsqu’ils quittent le service, après avoir « géré » pendant huit heures des bagarres d’ivrognes, des vols avec violence, des overdoses ou des règlements de comptes entre dealers dans une cité, avec parfois un mort sur le macadam, il est 5 heures du matin. Quand Tony ouvre la porte de son appartement, sa fille de 12 ans dort encore. Vers 8 heures, elle partira au collège sans rien connaître du monde nocturne de son père. Tony s’endort vers 7 heures alors que son épouse, cadre dans une compagnie d’assurance, se lève pour partir au travail. À l’autre bout du pays, dans le Nord de la France, Fabrice, brigadier-chef en police-secours, prend son service de jour au « 17 », dont il coordonnera les interventions : suicides, querelles de voisinage, plaintes pour vol, ouverture de porte en raison d’une « odeur suspecte », découverte de cadavre...

En début d’après-midi, Mélissa, policière dans une compagnie d’intervention (CI), prend place au sein du dispositif encadrant une manifestation houleuse à Paris. Coincés devant la vitrine d’un café fermé, elle et une dizaine de ses collègues, casqués, protégés par des boucliers, sont pris sous une pluie de bouteilles et divers projectiles pendant de longues minutes, avant qu’une charge de gendarmes mobiles (GM), après des tirs de grenades lacrymogènes, ne leur permettent de se dégager.

Dans un commissariat de l’Essonne, Meg, officier de police, fait la première audition d’une jeune femme victime d’un viol collectif, prostrée, le nez cassé. Elle devra, avec un maximum de douceur, lui demander des détails intimes, violence supplémentaire rendue nécessaire en vue de trouver les qualifications juridiques pour la suite de la procédure.

Thomas, lui, s’occupe de deux gamins mineurs surpris à la sortie d’un magasin après avoir dérobé pour 150 euros de parfums. Une fille de 16 ans, connue des services et déjà bien engagée sur le chemin de la petite délinquance, et son frère de 12 ans. Il faudra appeler les parents, un avocat.

Jeff, officier de police judiciaire dans un commissariat, procède aux premières constatations dans une petite maison où un corps en décomposition a été découvert dans une odeur insupportable. Ensuite, avec son collègue, ils devront aider l’employé des pompes funèbres, arrivé seul, à saisir le corps pour le glisser dans une housse mortuaire.

Voilà quelques scènes du travail quotidien de celles et ceux qui permettent, chaque jour, que « ça tienne », et que vous puissiez dormir tranquilles la nuit, malgré les tensions et la violence qui traversent la société et face auxquelles ils sont en première ligne. Ils doivent chaque jour trouver l’équilibre entre leur vie de famille et cette profession qui la chamboule souvent ; ils ne doivent rien rapporter du vécu le plus dur de leur quotidien à leur entourage, en particulier aux enfants, qu’il faut préserver.

La plupart du temps, vous ne les remarquez pas, sauf quand vous en avez besoin. Après une journée de travail, vous êtes assis avec des amis, une fin d’après-midi à la terrasse d’un café. Un véhicule sérigraphié « police » passe sur le boulevard, sirène et gyrophare allumés. En fait, si vous y réfléchissez, vous allez vous rendre compte que vous ne l’avez même pas vu, peut-être même pas entendu. C’est fondu dans le paysage.

Ce que vivent les policiers qui sont dans ce véhicule dont le passage n’a troublé ni votre conversation ni vos rires, vous allez le découvrir dans cet ouvrage. Celui-ci vous raconte la police derrière le décor, à l’intérieur des murs des commissariats, au sein des patrouilles, au travers de la parole et de la vie des femmes et des hommes qui la composent. Une police aujourd’hui épuisée, sursollicitée, qui cherche ses marques, des moyens, un cap ; comme ses hommes et ses femmes cherchent, parfois, un sens à leur mission d’aujourd’hui.

Sur le terrain, le matériel est parfois usé jusqu’à la corde et nécessite des mois, voire des années, pour être remplacé – comme certains commissariats insalubres attendent des années avant d’être rénovés. Et il n’est pas rare que les policiers achètent eux-mêmes leurs propres fournitures : de la torche lumineuse aux menottes, en passant par le papier-toilette.

Au sein même des services, la politique du chiffre, lancée il y a quinze ans, génératrice de primes parfois substantielles pour la hiérarchie intermédiaire, a accentué les tensions. Elle se poursuit toujours, même si elle est moins frénétique que pendant les années Sarkozy. Les policiers sont nombreux à dire qu’on a trop longtemps privilégié la « quantité » à la « qualité », au nom de la « bâtonite » : remplir des colonnes de «bâtons» pour chaque affaire, dont l’importance importe peu, pourvu que cela donne un bon gros chiffre en fin de mois; et que ça continue. Le tout dans un contexte où, ces quinze dernières années, on a multiplié la création de services de sécurité publique au sein de la police, parfois sans grande logique et au détriment de celle qui accomplit la grande majorité des missions au service du grand public : la police-secours.

En opération, la moindre erreur est interdite. Les flics sont les fonctionnaires les plus surveillés. Ils se sentent sous pression permanente. 65 millions d’usagers peuvent dégainer leur téléphone pour les filmer. La moindre opération, la moindre interpellation « musclée » peut dans la minute se retrouver sur les réseaux sociaux. Dans les manifs, les militants les plus violents harcèlent les forces de l’ordre avec des cailloux, des bouteilles et des cocktails Molotov. Et au milieu de ces violences, toute image litigieuse est mise en ligne. Pris entre le marteau et l’enclume, les flics ont en plus le sentiment que pour eux, vis-à-vis de la Justice, des médias, de l’administration, c’est la « présomption de culpabilité » qui s’applique. Les images de l’immense foule du 11 janvier 2015, juste après les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher, qui s’écarta sur leur passage dans les rues de Paris pour leur faire une haie d’honneur et les applaudir longuement leur semblent loin, très loin.

Pourtant, un sondage BVA de juin 2016, en plein milieu des manifestations contre la loi Travail, rappelait que 86 % des Français ont une bonne image de leur police. Une bonne réputation constante à travers les enquêtes d’opinion, d’année en année. Mais cette majorité, ce n’est pas elle qui se fait entendre. Les policiers en ont toutefois conscience, et la plupart des flics ont toujours foi en leur mission et aiment leur métier.

Depuis le début des années 2000, une nouvelle génération arrive, connectée, qui veut comprendre les ordres qu’on lui donne et a tendance à vouloir s’extraire du cadre syndical traditionnel d’expression dans les rangs de la police nationale, trop formaté, trop institutionnel. Cette nouvelle génération, on l’a vue dans les manifestations des policiers en colère d’octobre 2016, organisées hors de tout cadre classique, parfois en service et avec les voitures de fonction. Cela a fait tousser jusqu’au ministre de l’Intérieur, même s’il a pris conscience de la réalité du ras-le-bol, comme le montrent les entretiens et les documents officiels inédits que contient cet ouvrage. Et ce, malgré le « devoir de réserve » auquel sont assujettis tous les fonctionnaires de police.

Une police à bout, que j’ai réussi à cerner grâce à un travail de terrain d’un an. Une année passée au plus près d’elle, du nord au sud de la France, en passant par les Pyrénées-Atlantiques ou la banlieue parisienne. Et Le Courbat, près de Tours, en Indre-et-Loire. Le Courbat, la maison de repos, le centre de soins où viennent se retaper les flics fracassés par la vie...

© Fayard 2018

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Ils s’appellent Tony, Betty, Manu, Yasmine, Sylvie, Mélissa, Mourad, Corinne, Jeff. Ils travaillent à Calais, à Marseille, en Seine-Saint-Denis… La plupart du temps, vous ne les remarquez pas… sauf quand vous en avez besoin. Pourtant ils sont là. Travaillant au contact de la rue, de la violence, de la misère sociale et de la mort. Jouant les assistantes sociales, luttant contre le terrorisme, œuvrant au maintien de l’ordre. Voici le vrai visage des 149 000 flics de France. C’est une police épuisée, sollicitée à l’excès, en mal de repères, que nous donne à lire le journaliste Jean-Marie Godard. Un an d’immersion pour cerner au plus près la réalité de la police de France. Et le tableau qu’il brosse fait froid dans le dos. Des commissariats insalubres. Des planques nocturnes payées 97 centimes d’euro de l’heure. Des voitures poubelles chargées comme des chars d’assaut pour intervenir au pied levé sur des attaques terroristes. C’est le quotidien de ces flics envoyés au front avec un matériel usé jusqu’à la corde. Bienvenue dans le monde de ceux qui vous permettent de dormir tranquilles la nuit.

Jean-Marie Godard, journaliste depuis plus de 25 ans, est actuellement collaborateur du magazine Society, après avoir travaillé comme reporter au bureau français de l'agence américaine Associated Press. Il est spécialisé dans la couverture des mouvements sociaux, des émeutes, des manifestations en tout genre, et particulièrement des mouvements lycéens et étudiants depuis le début des années 1990.

Pages choisies par Annick Geille

Jean-Marie Godard, Paroles de flics, Fayard, janvier 2018, 256 pages, 18 €

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