Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Anton Beraber : À la poursuite du personnage, ou la fiction retrouvée

Parfois, lorsqu’on arrive quelque part, une réunion, un cocktail, une manifestation, une célébration, n’importe où, parmi un groupe de personnes, l’on rencontre parfois un être différent des autres. On s’approche. On le contemple. On l’écoute. On se dit que cette personne, homme ou femme, différente des autres, de (presque) tous les autres, aussi sympathiques et brillants soient-ils, c'est « quelqu’un ». Homme ou femme, il (elle) est autre, radicalement. La force de caractère, le vécu, l’humour, ou tout simplement l’attitude, la manière de se tenir, de parler, de se pencher, de rire (le rire est un marqueur), tout nous attire et nous parle chez cet être. 
En littérature, c’est la même chose. Il y a la foule des livres intéressants, ces essais parfois savants, ces romans réussis, avec leurs secrets, ce style chaque fois nécessaire et suffisant, ces voix qui font que l’on sait être dans la littérature, et non à côté. 
 

Et puis on lit La grande idée du primo-romancier Anton Beraber, et soudain, tournant le livre dans tous les sens, revenant aux pages du début, parcourant à nouveau la phrase que l’on vient de quitter, ébloui par cette maîtrise, frappé par la richesse de cet imaginaire, épaté en outre par ce rythme – une véritable Odyssée lyrique –, l’on se dit qu’il s’agit d’un grand texte. « Les bricolages misérables sur lesquels les hommes ont fondé leurs illusions de puissance, gouvernail, poste sans fil, portes étanches, se hâtent de dysfonctionner comprenant qu’il leur faut nous rendre à notre destin très vite, afin que nous ne nous trompions plus sur sa nature, qu’avant de disparaître nous acquérions un peu de philosophie. » Ce verbe qui parfois nous gifle, l’on sait « qu’il y a quelqu’un ». Une voix à nulle autre pareille. Un ton, une mythologie, des personnages.
Alors, face à tant de talent, l’on sent que cette œuvre est – déjà – un classique. Anton Beraber fait bande à part parmi les 95 premiers romans de la rentrée, au point que certains ont cru au vieil académicien, avec pseudonyme. Mais non, le thésard trentenaire existe bel et bien, et c’est par la poste qu’il a adressé son manuscrit de 573 pages à quelques éditeurs choisis, pour être finalement publié… chez Gallimard.

La grande idée, c’est celle de Beraber, simple comme bonjour. Comme toutes les grandes idées. Il s’agit de conter au lecteur la conquête de l’imaginaire par un auteur-narrateur à la poursuite de son personnage, et de tout ce que ce héros, Saul Kaloyannis a vécu durant la tentative de reconquête de l’Orient par les Grecs en ce combat nationaliste baptisé... « La grande idée ». Le roman est hanté par ces lieux, époques et combats. Et vive l’éloignement radical de toute réalité, bien que le narrateur ait l’art de peindre à merveille le réel. Point de « vérité » ni de message. Mais le feu de la psyché de l’artiste écrivant, tel est donc aussi et surtout « la grande idée » du roman en train de se déployer ; nous assistons à la naissance et à la création de cette fiction à partir des événement vrais du front d’Orient ; son approfondissement, ses enrichissements, seront dus au côté imprévisible et versatile du personnage central – Le Grec – à la fois ange et démon. 

La « grande  idée », c’est de créer deux niveaux de lecture. Au premier abord, donc, il s’agit d’un étudiant partant à la recherche d’une sorte de héros christique, « Le Grec » Saul Kaloyannis, survivant d’une « guerre perdue un demi siècle plus tôt ». Au second degré, l’auteur révèle ce qu’est la conquête du personnage central par le narrateur de ce roman qui s’écrit sous nos yeux ; roman dont l’intrigue est – précisément – cette quête hallucinée de l’auteur vers son livre, une fiction qui sans cesse se dérobe, comme tout « work in progress ». Et c’est l’art d’Anton Beraber que de savoir peindre ce glissement du réel, ce basculement vers le faux, « ce mensonge qui dit la vérité ». La  victoire de la fiction sur le réel est la religion de l’auteur et le sujet de La grande idée, ce dont témoigne ce texte inouï que Beraber parvient à offrir à son lecteur, tandis qu’il est en train de le penser, puis de l'écrire, retrouvant ici ou là, son personnage central en cette éternité que seule la littérature peut conférer. Saul Kaloyannis existe donc pour toujours, c'était l'ambition de l'auteur. Dans sa cellule (cf. la prison de l’écriture, Beraber s'est cloitré six ans pour écrire son roman), le narrateur subit la perte de sens et de liberté que tout écrivain vit lorsqu’il écrit, forcément retiré du monde, privé de vie en somme.
 « L’étrange beauté du lieu qu’on abandonne. Faites taire le vacarme de votre cœur : vous restez seule levée, dans la coursive centrale, en proie à cet effroi que personne ne vous aidera à nommer » , dit-il, par exemple, au passage et l'on admire cette voix, ce rythme.

La quête (ultra littéraire) du romancier à la recherche de cette "légende" (la fiction qu'il écrit) la plus aboutie possible, est donc bel et bien le sujet du livre entre rêve et réalité. « Sans doute, et sans me l’avouer le grand voyage de Kaloyannis m’était devenu suspect dans sa grandeur même, dans sa confusion d’épithètes homériques, dans ses belles images, et ses revirements spectaculaires qui fleuraient, oui, le fictif, le rêve presque, dont de bonnes âmes s’efforçaient maintenant de me tirer comme les exégètes incrédules d’un autre Livre des Merveilles. »La seule vérité qui vaille, nous dit Beraber, est celle de l’art. Tout roman accompli étant non pas une paraphrase du réel, mais lavictoire de l’imaginaire sur le réel. « Chaque nuit, les voix reprenaient. Elles ne me condamnaient plus aussi fermement qu’au début ; au fur et à mesure des semainespassées dans la prison, je crus déceler, à mon égard, une chaleur incertaine et mal cachée. […] Alors je les suppliais de m’expliquer les grands mystères, de me guider sur le chemin des vraies questions, mais elles se taisaient et je restais seul. »
« Le Grec » Saul Kaloyannis, rescapé des Turcs et du front d’Orient, mais condamné comme nous le sommes tous, est ce héros « humain trop humain » qui illustre à merveille et montre – sans jamais démontrer – ce qu’est la littérature. 

 

Quatrième de couverture > Son nom parcourt le livre comme une incantation, et pourtant Saul Kaloyannis reste une énigme. Qui était-il, cet homme aux yeux emplis de ténèbres : un idéaliste, un traître, ou le dernier des héros ? Dans les années 70, un étudiant part à la recherche de ce survivant d'une guerre perdue un demi-siècle auparavant. Les témoins qu'il retrouve, tous des laissés-pour-compte de l'Histoire, se succèdent pour retracer le destin de Kaloyannis, son voyage sans retour des confins de l'Orient à la baie de New York. En des temps où les régimes répriment l'extraordinaire, la légende galopante du contestataire embrase déserts, îles des Cyclades, forêts de sauges géantes, villes sous les vagues...
Ce roman d'aventures déployant un imaginaire infini est porté par une écriture magnifique, ample, visionnaire, qui dans son fleuve obstiné allie le trivial et le précieux, le réalisme et la poésie.
Anton Beraber est né en 1987, il vit au Caire. La Grande Idée est son premier roman.

Annick Geille

Photo © Francesca Montovani
Anton Beraber,La grande idée, Gallimard, août 2018, 572 p. 22 €

> Lire également la critique de François Xavier sur La grande idée

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