Caserne 1900, où l'antichambre de la guéguerre selon Léon Werth

L'antichambre de la guéguerre


Univers clos, secret, lié par l'ordre et le prestige du métier des armes, la caserne s'écroule quand arrive la pire des choses pour le soldat : la paix, non pas celle qui épargne, mais celle qui ennuie.

Caserne 1900 est le texte fondateur de l'expérience militaire de Léon Werth (dont la suite naturelle se lit dans les aventures de Clavel, Clavel solat puis Clavel chez les majors), celui qui déjà démonte dans ses origines mêmes les abrutissements qu'il endurera plus tard, dans les tranchées et sur les routes. Écrit vers 1950 sur la base des notes féroces prises au cours de son service militaire, notes exutoires sans aucun doute, ce récit se présente comme l'histoire d'un jeune homme instruit, Georges Court, pris dans la nasse de la caserne type, avec son lot dramatique jusqu'au comique de tâcherons de l'uniforme et du règlement, de bons garçons de province qui croient trouver une famille, de jeunes saint-cyriens altiers ou désinvoltes. Les visées du récit sont posées assez vite : comment rester soi-même malgré l'uniforme ? Comment ne pas abdiquer son intelligence devant les règlements sommaires et la Loi de l'armée, l'ordre écrasant qui règne dans une caserne au début du siècle ? Court ne s'insurge ni ne plie, mais par un processus qui lui concilie l'affection des gradés dégagés des contingences et le voue à la haine féroce des petits sous-officiers aigris par l'inactivité et le vin, il devient la part vivante du règlement, et s'emploie à réfuter, par le respect à la lettre du code, tout acte qui viserait à l'humilier en tant qu'homme et non à le former en tant que soldat.

Qu'un sergent lui demande de lacer ses souliers et veuille ainsi en faire son valet de pied, Court refuse, au risque de jours de consigne ou d'arrêt, cite les règlements intérieurs qui malheureusement l'en empêchent et de sourire en argumentant à la face rouge de son supérieur : « Ne croyez pas, mon adjudant, que je répugne particulièrement à cirer une paire de souliers. Si mon voisin de lit est en retard pour une revue de détail, je prends une brosse. C'est un service que je lui rends, ce n'est pas un ordre que j'exécute. Mais je ne peux pas par ordre cirer les chaussures d'un supérieur... ». Ses refus frisent l'insolence, mais désarment par l'inédit les colères, si l'on resitue l'époque, en pleines turbulences de l'Affaire Dreyfus et avant les grandes réformes de l'art militaire dues notamment aux hérésies de la Bataille de la Marne (septembre 1914, les fantassins français chargent comme en 1870 face aux Allemands qui les fauchent depuis leurs tranchées...), quand donc l'Armée est une Institution au-dessus de tout reproche et un pilier de la République  :

- Nom de Dieu, cria-t-il, grouillez-vous...
- Pourquoi, demanda Court.
- Vous ne savez pas qu'il y a revue ?...
- Revue de qui ?...
- Du général...
- Quel général ?...
- Nom de Dieu, du général Berton, vous le savez bien...
A quoi Court, de plus en plus impassible, répondit :
- Ça ne m'intéresse pas... Ce général ne m'a pas été présenté...


Avec le sourire des justes, il passe ainsi son temps à être le soldat presque exemplaire, pour démonter chacune des tentatives d'humiliation, et oppose à l'armée son inertie propre. C'est par l'absurde que le sort du soldat début de siècle est démonté, pièce par pièce, dans ce récit des faits quotidiens et du triste emprisonnement d'un homme pourtant foncièrement attaché aux valeurs de la République au point de s'engager volontaire en 1914.

Le drame de cette situation est infiniment comique, non tant dans les notations et le style sobre de Werth, que par la vacuité qu'il délimite aux portes même de la caserne, lieu clos sur sa propre ineptie. C'est un comique à la manière de Kafka, qui passe sans heurt et vous montre soudain que depuis assez longtemps déjà vous n'y êtes plus, noyés dans l'anodin, répandu tout autour de vous comme la vérité et qui ne tient sur rien que la volonté de certains de vous y maintenir aveuglé. Bergson fait du vide et de l'attention qui le scrute, cette « absence qui se résout finalement en rien », une définition du comique. Ce vide militaire, c'est celui de la raison qui a fui, de l'humanité qui se cache derrière le règlement, de l'intelligence même des hommes du métier. Malgré quelques figures seigneuriales par lesquelles l'Armée est sauvée in extremis, c'est presque pris de pitié pour cette vie claustrale et lacunaire qu'on en veut à Werth de nous faire son témoignage. Claustral et lacunaire, parce que tout ce petit monde s'agite à maintenir une discipline absconse dans une seule visée, celle d'être prêt, le moment opportun, et comme dans la chanson de Jacques Brel (Zangra) ou les trois classiques de la littérature de l'attente (Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, Sur les falaises de marbre d'Ernst Jünger et Le Désert des Tartares de Dino Buzzati) ; c'est dire qu'il manque à la caserne la bonne guerre pour atteindre à la légitimité minimale, cesser de ne reposer que sur elle-même et d'être le miroir de sa propre vacuité. Alors, à défaut d'ennemi, il faut tuer le temps, faire se courber le soldat sous la herse des corvées et des marches, aplatir son esprit par l'enrégimentement. Caserne 1900 est le récit du naufrage d'un esprit dans la matière molle et de ses efforts pour lui donner une forme, celle par laquelle Georges Court, porte-parole de Léon Werth, espère se sauver lui-même et sortir indemne de sa période d'astreinte à la bêtise humaine.

Comme la plupart des écrits de Léon Werth, Caserne 1900 est autobiographique, mais dépasse comme nul récit de notre triste époque ne saurait le faire le cadre de la personne pour atteindre à celui de l'essence même et demeure, pour cette raison, une source incontournable pour qui veut comprendre quelque chose à l'âme humaine. C'est un voyage en somme, dans les coulisses de la guerre, la pire de toute : celle des petits soldats en temps de paix.

Loïc Di Stefano

Léon Werth, Caserne 1900, Viviane Hamy, mars 1999, 117 pages, 13 euros
Aucun commentaire pour ce contenu.