Marcel Aymé : ouvrez grand Les Tiroirs de l'inconnu

Le dernier roman publié par Marcel Aymé l'a été en 1960, sept ans avant la mort de l'écrivain. Il porte un titre étrange mais très aymable : Les Tiroirs de l'inconnu. Comme je me sens d'humeur joueuse, je ne vous dirai pas pourquoi il s'appelle comme cela, ni ne vous mettrai de lien pour vous faciliter la tâche. De toute façon, sous la signification immédiate, clairement indiquée en quatrième de couverture de l'édition folio, s'en dissimule évidemment une autre, probablement plus essentielle puisqu'elle touche à l'amour ou, plus précisément, aux stratégies amoureuses entre les hommes et les femmes.

 

(Évidemment entre les hommes et les femmes ! Nous sommes en 1960, rappelons-le. Marcel Aymé semble tout ignorer de la trans-genritude et, s'il est bien au courant de l'existence des homosexuels (qu'il appelle sans la moindre trace d'animosité ni de mépris des “pédales” : on sent qu'on est encore dans la pré-post-histoire), il semble se soucier comme d'une cerise de leurs éventuelles manœuvres à visées coïtales.)

 

Donc, l'inconnu est là, il s'appelle l'amour, et il va s'agir d'en entrouvrir les tiroirs. Non pas tant pour regarder ce qu'il y a dedans – colifichets, lettres enrubannées, grands serments dénoués, flacons de parfums éventés, pièges à mâchoires, etc... – que pour tenter de lire ce qui pourrait être écrit dessous, sur cette surface plus ou moins secrète, plus ou moins invisible que possède tout tiroir qui se respecte. Et on va y lire beaucoup de choses, à l'envers de ces tiroirs que le narrateur – assassin de son voisin de palier, tout juste sorti de prison – va déchiffrer pour nous.

 

Parmi les personnages qui circulent d'un tiroir à l'autre – et s'y coincent parfois –, il y a l'étrange Porteur, le frère du narrateur. Ce prénommé Michel, parasite total et assumé, a vaguement essayé d'une carrière de comédien quelques années plus tôt, sous le nom de scène de Porteur, donc ; il y a presque tout de suite renoncé. Mais, depuis, son nom circule de proche en proche ; d'abord infime noyau, ses admirateurs sont de plus en plus nombreux, se constituent en chapelles excluantes ; on se reconnaît entre initiés à un simple sourire. D'une idée ou d'une phrase, ou d'un rien, on murmure avec extase : "C'est bien une idée à la Porteur..."

 

Or, Porteur (le personnage réel, le frère, Michel) ne dit jamais rien, ne fait aucune déclaration en public, ne publie pas de livres, fuit ses admirateurs. Il n'empêche : sa renommée et la ferveur qu'il suscite ne cessent de croître. Certains jeunes gens ont même de retentissants succès féminins simplement parce qu'il se chuchote qu'un soir, à Saint-Germain, ils ont rencontrés Porteur. Encore n'est-ce jamais sûr...

 

À son frère qui, un soir, lui demande ce qui à son avis peut bien susciter un tel engouement, Michel commence par répondre qu'il n'en sait vraiment rien, avant de hasarder cette tentative d'explication : « Je ne sais pas, j'essaie de comprendre. J'ai pensé que peut-être les gens étaient saturés de publicité, écœurés par tous ces noms d'artistes, d'écrivains, de footballeurs, de ministres, célébrés par les journaux, les magazines, la télé, la radio, les disques, le cinéma, les affiches, et qu'ils avaient besoin d'admirer quelqu'un d'obscur, de murmurer un nom encore imprégné de mystère. »

 

Quarante ans plus tard allait naître la télé-réalité, avec ses héros inconnus tellement anonymes, encore tellement plus obscurs que Porteur qu'ils n'auraient plus droit, eux, qu'à un simple prénom – avant de réintégrer les tiroirs dont ils seraient à peine sortis.

 

Il faudrait maintenant parler de la grande peur qui saisit les patrons capitalistes du roman, douloureusement conscients – mais sur un mode à la fois odieux et burlesque – qu'une certaine société est en train de se dérober sous leurs pas et que leurs enfants vivront dans un monde totalement nouveau ; ce qui, avec huit ans d'avance, est une étonnante prescience de ce qui adviendra après mai 68. Il faudrait, mais je suis un peu las ; et l'heure de l'apéro approche à une vitesse…

 

Didier Goux

 

Marcel Aymé, Les Tiroirs de l'inconnu, Gallimard, 1960, Folio, 1986.

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