Giorgio Bassani, Le Jardin des Finzi-Contini : cette mort qui change de nature

Le prologue du Jardin des Finzi-Contini compte à peine plus de six pages, dans l'édition Folio, mais c'est une étonnante ouverture en forme d'arc, et même d'arc double. Arc joignant deux champs clos, deuxième arc enjambant les millénaires. Ils dessinent, à l'entrée du ,jardin dont on ne voit encore rien, une sorte de porche, ou de narthex, tout entier placé sous le signe de la mort, des morts et des Morts.

 

Dès les premières lignes, le futur narrateur du livre nous dit quand et surtout où lui est venu le désir d'écrire sur les Finzi-Contini : l'année précédente, lors de la visite d'une nécropole étrusque, faite avec des amis – dont une enfant, Giannina, qui, par ses questions fait naître les réflexions des adultes qui l'entourent. Visite imprévue, presque étrange, comme si une force extérieure à eux avaient mené jusque-là leurs deux voitures roulant en cortège dans les environs de Rome.

 

« Papa, demanda encore Giannina, pourquoi les tombes anciennes vous rendent-elles moins tristes que les tombes plus récentes ? (...)

– C'est facile à comprendre, répondit-il. Ceux qui sont morts depuis peu sont plus proches de nous, et justement à cause de cela, nous les aimons plus. Tandis que, vois-tu, les Étrusques, il y a si longtemps qu'ils sont morts – et de nouveau, c'était une belle histoire qu'il racontait – que c'est comme s'ils n'avaient jamais vécu, comme s'ils avaient toujours été morts. (...)

– Mais non, déclara-t-elle [Giannina] avec douceur, en disant cela, tu me fais penser au contraire que les Étrusques ont vécu eux aussi, et je les aime aussi, comme tous les autres.

La visite de la nécropole se déroula ensuite, je me le rappelle, sous le signe de l'extraordinaire tendresse de cette phrase. C'est Giannina qui nous avait mis en état de réceptivité. C'était elle, la plus petite, qui, en un certain sens, nous tenait par la main. »

 

La petite Giannina est en quelque sorte la gardienne de la mémoire des morts. Mieux : elle atteste qu'ils ont vécu ; elle est leur mémoire et à ce titre elle vient tout naturellement leur faire visite. Tout comme, ainsi qu'il est expliqué dans la suite de ce prologue, les familles des morts étrusques venaient les visiter, dans ces tombes-bunkers (l'image est de Bassani, non de moi) dont il est dit qu'elles devaient être leur seconde maison, où ils pouvaient déjà se reposer un moment sur leur future couche éternelle, déjà prête pour eux.

 

Mais la mort a changé de nature, elle change même sans cesse. Dans la dernière page du prologue, le narrateur, après ce détour, revient à son évocation des Finzi-Contini, et il y revient par leur tombeau, cruellement différent de celui des étrusques : si celui-ci offrait une surabondance de morts et de vivants mêlés, celui-là est vide, ou presque (un seul Finzi-Contini y est inhumé, un enfant de 6 ans), déserté par les morts, oublié des vivants ; monumental, certes, mais laid, vide, absent.

 

Si le tombeau des Finzi-Contini est vide, c'est parce que la mort a une nouvelle fois changé de forme, sinon de nature : elle est devenue à la fois absurde et terrifiante, en ce non-lieu, cette négation du tombeau que fut Auschwitz, où les Finzi-Contini se sont engloutis, comme il nous est dit dans l'ultime paragraphe. Le thème des camps d'extermination ne surgit pas de nulle part : il a été préparé, en mineur, par l'évocation des tombeaux étrusques dont la forme rappelle les bunkers dont les Allemands ont jonché l'Europe durant la guerre.

 

Le point de non-retour est atteint ici même, nous ne pouvons plus que revenir sur nos pas et pénétrer dans le jardin. En nous doutant que l'odeur de mort, même si masquée par d'autres, ne nous lâchera pas si facilement.

 

Didier Goux

 

Giorgio Bassani, Le Jardin des Finzi-Contini, traduction de Michel Arnaud,Folio, 1975, 372 pages, 7,50 €

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