Le Qatar, un pays très riche, des questions et beaucoup de fantasmes...

Il faut bien le reconnaître : le Qatar fait vendre. Sur le plan éditorial, l'année 2013 a été marquée par la publication de nombreux ouvrages sur ce territoire à peine plus petit que la région Île-de-France. D’un côté, des livres à charge. On pense évidemment au Vilain Petit Canard de Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget (Fayard, mai 2013) pour qui les banlieues françaises sont la cible d’un « islam wahhabite conquérant ». À conseiller pour les amateurs sensibles aux théories du complot. D'autres ouvrages, beaucoup moins médiatisés, ont adopté un angle d’analyse heureusement plus rigoureux. On voudrait citer ici le livre collectif intitulé Qatar. Les nouveaux maîtres du jeu (Demopolis, mars 2013). Celui de Medhi Lazar appartient à cette dernière catégorie. Géographe, chercheur associé au laboratoire Géographie-cités, docteur de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il est l’auteur d’une étude sur la politique éducative de l’émirat, Qatar, une education city. Délocalisation des campus universitaires et globalisation de l’enseignement supérieur (L’Harmattan, avril 2012). 

 

 

"Paradoxe géopolitique et une anomalie géoéconomique" (1) 

 

S’appuyant sur de nombreuses sources, l’ouvrage propose une lecture synthétique, géographique et historique, pour mieux saisir les raisons de la réussite économique et géopolitique du Qatar, aux échelles régionale (Moyen-Orient) et mondiale.

 

Péninsule aride, le pays détient les troisièmes plus grandes réserves de gaz du monde. Son économie est assise en grande partie sur l’exportation de GNL, le gaz naturel liquéfié. Cette richesse est une force de frappe extraordinaire pour un pays faiblement peuplé comme le Qatar : en 2009, la population comptait moins de 2 millions d’habitants dont 85 % d’étrangers. Le revenu par habitant est le plus élevé de la planète (97 000 dollars par habitant en 2011).

 

Citée autrefois pour être "l’endroit le plus ennuyeux du Golfe", voire "connue pour être inconnue", Doha ne cesse de renforcer, depuis le milieu des années 1990, sa visibilité internationale.

 

- La chaîne télévisée Al-Jazeera, née en 1996, lui assure une influence considérable de par la qualité de ses programmes et la couverture de certains événements qui ont marqué le début du XXIe siècle (11 septembre 2001, invasion en Irak en 2003...). Déclinée en arabe, en anglais et bientôt en français, la chaîne satellitaire vient d’ouvrir ses bureaux aux États-Unis, pays où Al-Jazeera traîne une mauvaise réputation depuis 2001.

 

- Les investissements financiers du Qatar font beaucoup parler d’eux ces dernières années, notamment en Europe. De nombreux fantasmes ont été renforcés par la crise mondiale en 2008. Certains ont ainsi accusé l’émirat de vouloir racheter la France quand le Qatar Investment Authority (QIA), fonds de placements financiers, a investi dans de grands groupes du CAC 40 (Lagardère, Vinci, Total…) et racheté le club de football parisien, le PSG.

 

- Le Qatar s’est lancé dans une active politique de sponsoring (chapitre 6), notamment dans le sport. Doha a obtenu l’organisation de la Coupe du monde de football en 2022. Une première dans le monde arabe ! Au moment du rachat du PSG, Al-Jazeera a acquis les droits de retransmission de matchs de la Ligue 1 française et de la Ligue des champions européenne au grand dam de l’opérateur historique, Canal +.

 

- Doha veut devenir l’un des principaux hubs aériens du monde et détrôner le leadership régional de Dubaï (Émirats Arabes Unis). Le nouvel aéroport qatari prévoit d’accueillir près de 50 millions de personnes en 2015.

 

- Outre les médiations dans les conflits qui ont fait sa réputation dans les années 2000 (le Soudan, le Liban ou Israël avec les Palestiniens), le Qatar s’est engagé directement en 2011, dans « le sillage des printemps arabes », en soutenant l’opposition contre Kadhafi en Libye ou Assad en Syrie. Cette participation pourtant contraire à l’article 7 de sa constitution (non-ingérence dans les affaires internes des États souverains) est un changement fondamental de paradigme de sa politique étrangère (dernier chapitre).

 

Alors, comment expliquer cette récente hyperactivité ?

 

C’est l’arrivée au pouvoir d’Hamad ben Khalifa al-Thani après un coup d’État en 1995 qui va changer radicalement les destinées du pays. En juin 2013, il a abdiqué pour donner le pouvoir à son fils, Tamim ben Hamad al-Thani, pour des raisons de santé ou peut-être pour montrer un exemple progressiste aux autres États de la région touchés de près ou de loin par les révolutions arabes.

 

Il faut situer le Qatar dans son environnement géopolitique, parfois hostile. La vulnérabilité du pays est grande face à ses voisins, d’abord saoudien et iranien. L’invasion du Koweit par l’Irak de Saddam Hussein en 1990 a fait comprendre à l’ex-émir, Hamad, la nécessité de renouer avec la protection du territoire par une puissance étrangère (assurée par le Royaume-Uni jusqu’en 1971, année de l’indépendance). En 1992, un incident frontalier avec l’Arabie saoudite a causé la mort de deux soldats qataris à la suite de quoi, les relations vont rester tendues jusqu’en 2007. De l’autre côté du Golfe, l’Iran chiite n’est guère plus rassurant. Le partage des ressources gazières off-shore a déjà provoqué plusieurs tensions graves. Pour sa sécurité, le pays s’est tourné vers les États-Unis qui exercent de fait un "protectorat" en échange de l’installation d’une base militaire à la fin des années 1990, celle d’Al-Udeid, la plus grande hors du sol américain (2).

 

Assuré du soutien de Washington, Hamad va vouloir faire entrer son pays dans le cercle étroit des puissances qui comptent dans la mondialisation. Mais conscient des limites démographiques et a fortiori militaires, l’émir a engagé très tôt sa politique sur le terrain de l’influence culturelle. Al-Jazeera est le pivot de ce soft power (un concept créé par le chercheur américain Joseph Nye pour expliquer l’influence d’une nation par des moyens non coercitifs, le plus souvent idéologiques ou culturels) avec près de 40 millions de téléspectateurs dans le monde, surtout arabo-musulman. Officiellement indépendante du pouvoir qatari, elle constitue néanmoins un instrument de sa politique internationale puisque la chaîne n’a pas hésité à soutenir l’opinion publique du Yémen contre le président Saleh alors qu’elle restait silencieuse dans le cas de la révolte essentiellement chiite, et toujours en cours, au Bahreïn.

 

Économiquement, la priorité de l’ancien émir a été de préparer l’après-pétrole. Le souvenir des « années de la faim » reste vif dans la mémoire collective. Dans les années 1930 et 1940, la crise du commerce des perles et de la pêche a été très durement vécue. La découverte des hydrocarbures et leur exploitation dans les années 1950 et 1960 a sorti le pays de la pauvreté. Plus ambitieux que son père, Hamad ben Khalifa a voulu réinvestir l’immense manne financière dans d’autres secteurs économiques en créant en 2005 le fonds souverain cité plus haut. Son objectif était de sortir du piège de l’État rentier, trop dépendant du cours volatile des hydrocarbures comme l’ont montré les années 80 avec le contre-choc pétrolier et la baisse des prix des matières premières. Choisissant le modèle singapourien, le pays s’est orienté vers les "économies du savoir " et, bien intégré dans la mondialisation, il a massivement investi en Occident, dans les secteurs bancaire et industriel ou dans l’immobilier pour "diversifier ses sources de sécurité".

  

L’intervention en Libye ou le soutien de la rébellion en Syrie ont de quoi surprendre puisqu’ils contredisent la politique étrangère du pays. Hamad a voulu ouvrir le plus possible la brèche diplomatique causée par l’affaiblissement de nombreux pays du Maghreb et du Machrek au moment des "Printemps arabes". Pari risqué, il s’agissait d’avancer le plus loin et le plus rapidement pour capitaliser les gains géopolitiques et devenir incontournable sur la scène arabe et internationale. On comprend l’agacement suscité par cet activisme récent dans toutes les capitales arabes. Le petit pays superbement ignoré dans les années 1980 fait désormais jeu presque égal avec les grandes nations lors des sommets de la Ligue arabe.

 

Les reproches adressés au Qatar, accusé de tenir un double langage, moderne sur le plan économique mais conservateur sur le plan social ("société néo-traditionnelle", chapitre 3) et autoritaire sur le plan politique sont certes traités par Medhi Lazar qui rappelle l’absence de démocratie, l’interdiction des partis et syndicats ou les scandaleuses conditions de vie et de travail des travailleurs immigrés. Mais les liens étroits entre le Qatar et l'islamisme (dans une compétition avec l'Arabie saoudite qui a atteint son paroxysme cet été en Égypte) auraient mérité un chapitre à part.


En dépit de répétitions qui parcourent çà et là le livre, c’est dans l’ensemble un ouvrage synthétique fort utile qui nous est proposé pour saisir les principaux enjeux de la fulgurante ascension du Qatar.

 

Lilia et Mourad Haddak

 

 

Medhi Lazar, Le Qatar aujourd’hui. La singulière trajectoire d’un riche émirat, éditions Michalon, mars 2013, 240 pages, 21 €

 

 

(1) D’après David Rigoulet-Roze in Géoéconomie, été 2012, n° 62, p. 55-66

 

(2) Les relations entre les deux pays n’ont jamais été simples, en particulier en 2003 avec la couverture médiatique très critique d’Al-Jazeera sur l’occupation de l’Irak. Le bombardement américain des locaux de la chaîne al-Jazeera à Bagdad en Irak en 2003 avait d’ailleurs entrainé la mort d’un journaliste, Tariq Ayoub.

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