Que veut la Chine ? De Mao au capitalisme « Le grand bond en terre inconnue »

15 novembre 2012 : Sparte vient de s’achever. Sparte, c’est le nom donné par les bloggeurs chinois au 18ème congrès du parti communiste chinois. Ce dernier vient de renouveler ses cadres. Xi Jinping a été nommé à la tête du parti, avant d’être officiellement intronisé chef de l’Etat en mars prochain. Dans un livre qui décrypte les conflits au sein du pouvoir chinois, François Godement nous fait partager sa connaissance d’un monde qu’il côtoie depuis plusieurs décennies et dont il maîtrise les codes, le langage et le sens.

Un congrès particulier

Démonstration de pouvoir du Parti-Etat, ce congrès, qui n’est habituellement qu’une formalité, aura cette année été le révélateur des tensions au sein de l’exécutif chinois. Après trente années d’ascension politique et économique, la Chine est menacée, en période de crise, par la dépendance de son modèle économique aux exportations et par un déséquilibre important de la répartition des fruits de sa croissance. Le développement des inégalités de revenus se retrouve autant entre les différentes régions qu’au sein de la population.

Le livre de François Godement, professeur de sciences politiques, directeur pour la stratégie de l’Asia Centre, paraît alors que la question de la succession à la tête du pays suscite une activité et une attente inhabituelles. Son titre fait apparaître la difficulté, de par son opacité, de comprendre le pouvoir chinois. Outre le renouvellement d’une partie de ses cadres, atteints par la limite d’âge, le 18ème congrès du parti communiste chinois a été l’occasion d’un affrontement entre conservateurs et réformateurs, avec pour enjeu la définition d’une ligne politique et économique qui engagera le pays le plus peuplé au monde pour les dix  prochaines années.

Mais la belle mécanique du congrès - conçu pour entériner les décisions prises en amont et à les rendre publiques - semble aujourd’hui grippée, tant par des dissensions internes à la tête du parti que par l’évolution de la société chinoise. Car les élites chinoises sont confrontées à un défi : parvenir à réduire les inégalités tout en maintenant leur mainmise sur l’économie ainsi que leurs privilèges. De fait, la question se pose de savoir si le modèle du parti unique peut survivre aux changements sociaux qui bouleversent le pays.

Jeu de dupes

Le livre commence par un retour sur la chute médiatisée de Bo Xilai, étoile montante du parti et promis aux plus hautes fonctions, et ses conséquences. L’homme, à la tête de la province de Chongqing, avait choisi de faire de cette dernière un laboratoire politique, économique et social pour la Chine en usant de la rhétorique populiste maoïste. Il souhaitait se servir de cette réussite pour s’ouvrir la voie menant à la direction du parti communiste. Sa chute est à l’origine des premiers véritables remous politiques visibles à la tête du pays depuis les évènements de Tienanmen en 1989. L’affaire a mis au jour de manière involontaire et incontrôlée un aspect de la vie politique chinoise que les plus hauts dirigeants tentaient de cacher : en voulant nettoyer la vie politique locale de la corruption omniprésente, Bo Xilai s’est érigé en champion de la lutte anticorruption en Chine et a exposé les leaders actuels et futurs (Hu Jintao et Xi Jinping ont été mis en cause à l’occasion de cette affaire) au ressentiment d’une population exaspérée par l’impunité des puissants dont les intérêts personnels coïncident trop avec ceux des acteurs économiques. Outre les affaires, c’est la richesse accumulée des dirigeants durant leurs mandats qui commence à interroger.

Un capitalisme d’Etat : naissance d’une économie hybride

Le contrôle exercé par les dirigeants sur l’économie a permis à des géants bancaires, de la télécommunication, de l’internet, de l’énergie et de l’immobilier de voir le jour, et de créer l’atelier du monde que nous connaissons aujourd’hui, autant réputé par la qualité parfois discutable de ses produits (quoique, personne ne semble se plaindre des produits d’une certaine marque à la pomme, par exemple) que par sa main d’œuvre à bas coût. Les inégalités de revenus nées de cette accumulation de richesses sont si fortes qu’elles remettent en question la pérennité même du modèle chinois. L’expropriation des paysans de leur terres, le développement de classes « marginales » (les travailleurs migrants n’ont aucun droit au logement ou aux aides sociales, ce qui permet de les exploiter plus que la classe moyenne), l’immobilier inaccessible pour les classes moyennes ont créé une brèche inquiétante au sein de la société chinoise, à présent plus instable. Et ce mouvement a été renforcé lors de la crise économique en 2008-2009 par un surinvestissement financier sans précédent de l’Etat dans l’économie et les infrastructures, par l’intermédiaire des collectivités locales et régionales et des banques, aujourd’hui lourdement endettées. Or ce sont précisément ces manifestations d’instabilité que le Parti-Etat a tenté d’éviter et de contenir depuis 1989.

Un pouvoir sans visage

Après la mort de Mao, ses successeurs ont mis un terme à la personnification du pouvoir. Ils se sont peu à peu retirés derrière un rideau épais afin de prendre leurs décisions dans la plus grande discrétion. Deng Xiaoping a mis en place un système de parrainage, forçant les premiers cercles à se coopter et à travailler ensemble, tout en réservant un rôle particulier aux anciens, soi-disant retirés du pouvoir. L’exemple le plus frappant reste celui de Jiang Zemin, duquel dépendent encore aujourd’hui toutes les nominations importantes au sein de la direction collégiale du parti. Les hommes nommés aux plus hautes responsabilités ne sont que les dépositaires provisoires d’un pouvoir toujours entre les mains de la génération précédente. Jiang Zemin avait fait nommer le tandem Hu/Wen tout en gardant le contrôle de la toute puissante commission des affaires militaires.

Cette gestion du pouvoir répond à l’obsession des autorités chinoises depuis les évènements de Tienanmen de préserver à tout prix la stabilité du régime. Mais elle a finalement éloigné les dirigeants chinois du peuple (par rapport à l’époque de Mao), et crée, à terme, une crise de légitimité.

L’obsession du contrôle de la société

Sous l’impulsion de Hu Jintao, le Parti-Etat a repris le contrôle de la justice : les peines de mort sont aujourd’hui contrôlées et validées par la cour constitutionnelle, qui a suspendu de nombreuses décisions de justice en commuant ces condamnations à mort à des peines de prison à perpétuité (tout en se gardant le droit de réviser ces jugements à tout moment). Le rôle de la police et de l’armée s’est ainsi renforcé dans l’appareil de répression. De plus, la classe dirigeante a doté le parti d’outils d’évaluation afin de mieux encadrer l’accès aux hautes fonctions. Le système judiciaire fonctionne, mais le concept de justice n’a fait aucun progrès. Si l’arsenal législatif a été renforcé depuis dix ans (les activités des acteurs économiques et sociaux chinois sont de plus en plus codifiées), il n’en reste pas moins que l’on vit en Chine, comme le remarque justement François Godement dans « un Etat des lois plutôt que dans un Etat de droit ». De plus, si les droits de la défense sont le plus souvent bafoués, cet « Etat des lois » a renforcé l’encadrement administratif, donnant naissance à un néo-confucianisme de fait, qui redonne à l’administration un rôle qui ressemble à celui qui était le sien du temps de l’empire chinois.

Le combat des chefs

Dans cette lutte pour le contrôle du système, conservateurs et réformateurs se sont affrontés tout au long de l’année, jusqu’au congrès du 8 au 15 novembre. Le livre de François Godement, paru un mois avant le congrès, présente enjeux et protagonistes : les conservateurs, qui souhaitent maintenir le statu quo, et les réformistes, qui estiment nécessaires des réformes dans le pays, tant au niveau économique (en réduisant la part des exportations dans la croissance chinoise à la faveur d’une réorientation de la recherche de richesses au profit des zones économiques plus défavorisées au centre du pays) que politique (en ouvrant le pays à quelques réformes d’inspiration démocratique). Ce sont finalement les conservateurs qui l’ont emporté avec la nomination de M. Xi Jinping et de son équipe à la tête du parti. Ces derniers ont malgré tout reconnu que le pays allait avoir besoin de rééquilibrer les fruits de la croissance pour en favoriser une meilleure répartition ; échaudés en outre par l’expérience Bo Xilai et comprenant le danger qu’elle a pu représenter pour la sauvegarde de leurs intérêts, ils se sont engagés à combattre la corruption avec la plus grande sévérité. Paroles en l’air ou engagement concret, seul l’avenir le dira.

Le statu quo par l’éducation

Mais François Godement pousse plus loin son analyse de la société chinoise. Il démontre à quel point le nationalisme chinois est une soupape utile en politique intérieure, étant essentiellement l’apanage de jeunes étudiants urbains, souvent bien éduqués et sous-payés, vivant dans des grandes villes où le coût prohibitif de l’immobilier les empêche de vivre dans des conditions décentes et dignes de leurs études. Ces manifestations, encadrées par le gouvernement - puisqu’elles s’arrêtent sur commande, aussi subitement qu’elles ont commencé -, permettent à cette classe moyenne naissante de se défouler sur un bouc-émissaire extérieur tout désigné. Il est aussi un instrument essentiel de politique étrangère, utilisé ces dernières années contre les Etats-Unis (suite au bombardement par erreur de l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999), la France (suite aux manifestations pro-tibétaines à Paris durant le passage de la flamme olympique en 2008) et, sur le plus long terme, le Japon. L’auteur explique comment le gouvernement chinois n’a exploité les évènements qui ont fondé l’hostilité à l’encontre des Japonais (occupation pendant la seconde guerre mondiale, et massacre de Nankin) que ces dernières années : seule la génération post 1989 (évènements de Tienanmen) a reçu une éducation mettant en avant l’occupation japonaise et ses méfaits.

Vers une politique étrangère plus agressive ?

François Godement considère que le changement observé depuis 2009 dans la politique étrangère chinoise se base sur un constat erroné : les autorités chinoises estiment que la crise de 2008 a définitivement affaibli les puissances occidentales, dont les Etats-Unis. Mais la politique plus revendicative dès lors mise en place a entraîné un retour des Etats-Unis sur la scène régionale, qui ont pu réveiller ou renforcer des alliances existantes, ou en créer de nouvelles. L’exemple de la Birmanie est à cet égard saisissant : ce sont les manœuvres militaires chinoises le long de la frontière qui ont permis aux Etats-Unis de tendre la main à la Birmanie sans contrepartie, ce qui a poussé la junte au pouvoir à une ouverture démocratique sans précédent. Tout juste réélu, Barack Obama a d’ailleurs effectué son premier voyage à l’étranger en Asie du sud-est, incluant une visite en Birmanie, la première d’un président américain en exercice.

Alors, l’agressivité chinoise est-elle une réalité ou bien relève-t-elle de la bravade ? François Godement nous prouve que l’Empire du Milieu, contrairement à une idée reçue, préfère jouer de la menace plutôt qu’utiliser la force. La Chine favorise dès qu’elle le peut la négociation. Surtout, les dirigeants chinois contrôlent parfaitement la nature des provocations ou altercations : si la marine patrouille non loin des îles Senkaku/Diaoyudao - dont la Chine dispute la souveraineté au Japon -, ce ne seront jamais que des pêcheurs qui seront impliqués directement dans des altercations avec les Japonais.

La victoire des conservateurs à la tête du Parti-Etat doit-elle nous inquiéter, puisqu’elle définit une ligne politique et économique pour les dix années à venir, qui consistera à poursuivre le renforcement du contrôle du parti sur la société et à pousser l’appareil productif chinois jusqu’à la surchauffe ? A priori oui, mais les dirigeants chinois étant des pragmatiques, ils sauront in fine adapter leur politique aux évènements, leur intérêt premier étant de garder le contrôle du parti sur le pays. L’optimisme mesuré de François Godement remporte l’adhésion du lecteur, appuyé qu’il est par sa connaissance intime du pays. Il ne faudra donc pas attendre les premiers pas de la nouvelle équipe dirigeante pour en conclure l’orientation de la politique chinoise, mais bien suivre les évolutions de la société. François Godement s’adresse à l’expert comme au profane : la Chine avance et elle ne nous attendra pas ; à nous de suivre. A lire. Vite !

Glen Carrig

François Godement, Que veut la Chine ? De Mao au capitalisme, Editions Odile Jacob, octobre 2012, 285 pages, 22,90 €
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