Cuba, Abilio Estévez et "Le danseur russe de Monte-Carlo"

Quand j’étais petite, je passais une partie de mes vacances d’été à Monaco. Et pour bien marquer mon courroux devant tant de mépris pour l’argent, j’écoutais, volume à fond, Léo Ferré. Monégasque lui aussi. Anarchiste surtout. C’est extra plein pot c’est nettement plus subversif que de se pavaner à l’opéra. Même s’il a été dessiné par Garnier. Et ce ciel bleu qui m’épuisait. Tous les jours le même temps, les mêmes gens insipides. Le même paraître. Cette transparence des êtres habités par la vacuité. Portant beaux leurs comptes en banque. Quand Léo parlait poésie à cette Petite qui avait encore le Code pénal sous sa jupe. J’aurai dû les compter toutes ces mains qui se perdaient en chemin sous mes froufrous. Alors je ne sortais plus, n’en déplaise à mère. Je dansais pour moi seule sur la grande terrasse dominant la mer. Et depuis que j’avais découvert que le vieux d’en face était porté sur la contemplation, je dansais nue. C’est d’ailleurs cette année-là que j’ai définitivement fait une croix sur les marques de bronzage. Elles m’en sont toutes reconnaissantes depuis. Cela a lustré mon corps, affermi ma peau. Elles me trouvent à leur goût. Assoupli mes muscles, aussi, que toutes ces cabrioles. Cabri du béton, je dansais des heures pour décharger ma rage. J’avais un complice. Spectateur assidu de mes entrechats. Grands écarts verticaux sur la rambarde. Rien que pour lui. Quelle vue... Il n’y a pas que les russes qui savent danser, monsieur Estévez. Les jeunes filles de bonne famille aussi.

 

Elles lisent par ailleurs. Votre biographie romancée, par exemple. Qui, de digressions en souvenirs, vous éloigne de Barcelone. Adieu prétexte, bienvenue réminiscences cauchemardesques. Travail d’intérêt général dans les champs de sucre. Cuba ne plaisante pas avec les petits rigolos. Surtout s’ils ont un peu de talent et une plume caustique. Le narrateur ira donc s’échiner par tous les temps au grand air. Comme sa grève de la fin ne donne rien. Il est trop jeune et en trop bonne santé. Il décide de s’ébouillanter le pied. Deux semaines d’hôpital, ce n’est déjà pas si mal. La nuit vous sortez dans San Miguel de los Baňos. Drôle de bourgade qui possède son Grand Hotel qui rappelle l’opéra de Monaco. Ce qui vous redonne l’occasion de digresser. Ne vous appelle-t-on pas le « Proust des Caraïbes », d’ailleurs ? Sans doute un peu exagéré, tout de même. Relisons Proust ensemble, si vous voulez. Il n’y a pas photo. Ce marketing, quelle bêtise ne nous fait-il pas dire, n’est-ce pas ? Toujours est-il que le narrateur y passe beaucoup de temps, à ce Grand Hotel. Enfin, dans cette ruine, devrai-je dire. Car le communisme cubain n’aime pas les palaces. Une lueur attire son attention. Une mélodie jouée au piano. L’oiseau de feu, de Stravinsky. Et un danseur qui s’entraîne face à un miroir brisé dans les sous-sols abandonnés… Le reste doit se découvrir. Sinon, où serait l’intérêt ?


Annabelle Hautecontre

 

Abilio Estévez, Le danseur russe de Monte-Carlo, traduit de l’espagnol (Cuba), par Alice Seelow, Grasset, septembre 2012, 268 p. – 18,00 €

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