William Faulkner: « Je refuse d’accepter la fin de l’homme »

Jacques Cabau l’affirmait déjà en 1981 : « Il n’y a pas, il ne peut y avoir d’introduction à Faulkner. Il faut s’y jeter. Il faut perdre pied, s’enfoncer dans son œuvre, se mêler à sa foule, s’égarer dans les labyrinthes du temps faulknérien, s’enliser dans ses boues rhétoriques, ses marécages de symboles, ses obsessions douteuses, ses contradictions, ses naïvetés, ses énormités et toute sa machinerie de mélodrame. » La parution d’un quatrième volume à la Pléiade consacré au démiurge des lettres américaines ne dément en rien la pertinence d’un tel commentaire. Les révisions apportées aux traductions ultérieures (on pense notamment à celles de Coindreau) se voient systématiquement justifiées ; la richesse de l’appareil critique fait de cette édition un modèle du genre.

 

Rassemblant des romans périphériques à la réception du Prix Nobel qui lui fut décerné en 1950, l’ensemble apparaîtra de prime abord assez composite, du fait de la diversité des genres littéraires qui y sont représentés : récit de facture traditionnelle et de dimension modeste avec L’Intrus dans la poussière ; recueil de nouvelles policières avec Le Gambit du cavalier ; chronique historique – quand ce n’est paléologique – mêlée de dialogues théâtraux dans Requiem pour une nonne ; enfin, avec Parabole, fresque transposant les Saintes Écritures à travers un pseudo-épisode de la Première Guerre mondiale.

 

Cette part de la production faulknérienne se situe chronologiquement au débouché de ses années les plus noires, au niveau financier s’entend. Écrivain déjà mondialement reconnu, notamment en France par Sartre et Malraux, on sait que l’auteur du Bruit et de la fureur dut pourtant, afin d’assumer l’entretien de sa famille (parents proches et domesticité incluse), compromettre son talent avec Hollywood, en tant que scénariste. Cette besogne alimentaire ne fut pas pour rien dans la crise morale qui l’affecta alors, ni dans l’aggravation de son vertigineux éthylisme. François Pitavy, dans sa préface, remarque cependant à juste titre à quel point Faulkner est redevable de l’influence de certaines techniques proprement cinématographiques : s’il est un auteur moderniste dont la phrase épouse le mouvement d’une caméra ou qui ponctue son texte de subtiles coupures et reprises, c’est bien celui qui conclut Parabole sur un magistral effet de fondu enchaîné.

 

Des quatre titres repris ici, seul le dernier ne se déroule pas dans le « Jefferson apocryphe » auquel nous ont habitués Lumière d’août ou Sartoris, cet univers à dimension de timbre poste dont les contours furent définitivement établis et annexés par Faulkner en 1936 avec Absalon, Absalon !, à la fin duquel le plan exact du hameau était reproduit.

 

L’intrus dans la poussière (1948) pose, avec des accents dostoïevskiens, la question raciale aux États-Unis, à l’époque où elle était de plus en plus brûlante. L’opinion de Faulkner sur le sujet a suscité de très nombreux débats, notamment à la suite de quelque propos fracassant relayé par le Sunday Times, à une époque où l’écrivain brisait volontiers le devoir de réserve qu’il avait observé jusque là vis-à-vis des médias. Il faut dire que, couvert de distinctions et auréolé de gloire, Faulkner devint une sorte d’émissaire des États-Unis aux quatre coins du monde, un ambassadeur culturel dont la « voix autorisée » était écoutée tout autant que guettée. Le petit Sudiste accédait à une audience universelle qu’il n’était peut-être pas toujours capable d’assumer… 

 

Pas évident dès lors de comprendre, hors contexte, les positions de ce libéral modéré qui, sans jamais se désolidariser de son héritage, soutenait l’égalité des droits civiques, prônait une progressive intégration à la société américaine et n’hésitait pas à prendre la défense d’un jeune Noir injustement accusé de viol. Pitavy montre bien que, malgré certaines ambiguïtés, le discours faulknérien s’inscrit dans une démarche profonde de « réaméricanisation ». À cet égard, les pages de Requiem pour une nonne, consacrées à la construction primitive de la prison de Jefferson ou encore à la paléogéographie des lieux, sont symptomatiques d’une telle quête vers le passé le plus ombilical du Nouveau continent.

 

Invoquant plus volontiers que jamais les Mythes et les Pères fondateurs de la nation, Faulkner amplifie son obsession du retour aux origines afin d’expliquer, non plus seulement le destin tragique pesant sur un seul de ses personnages, mais la dimension historique et métaphysique qu’est appelé à atteindre tout un Peuple. Loin de se réduire donc à un conservatisme étriqué ou à quelques réflexes réactionnaires, l’attitude de Faulkner tente plutôt de renouer avec les idéaux de liberté économique, sociale et politique de la république jeffersonienne, avec un Paradis qu’il sait irrémédiablement perdu mais qu’il s’attache désespérément à faire revivre à travers sa littérature. La tâche est énorme pour les épaules de ce petit homme sec, au regard perçant ; il s’agit de « tout faire tenir sur une tête d’épingle ». Et il y parviendra.

 

Se croyant détenteur d’un nouvel humanisme, Faulkner se fait volontiers l’« apocalyste » de son siècle. Son bref discours de réception du Nobel sonne moins comme un glas que comme un tocsin, avertissant les jeunes générations, actuelles et futures, qui s’essayeront à l’écriture, de l’importance du défi à relever : « [le jeune écrivain] doit réapprendre [les problèmes du cœur de l’homme en conflit avec lui-même…] Tant qu’il ne le fera pas, son labeur sera maudit. Il ne parlera pas d’amour mais de désirs, de défaites où jamais l’on ne perd rien qui vaille, de victoires sans espoir et, pis que tout, sans pitié ni compassion. Sa peine devant la mort n’aura rien d‘universel, ne laissera nulle cicatrice. Il ne parlera pas du cœur, mais des glandes. Tant qu’il n’aura pas réappris cela, il écrira comme s’il avait devant lui et observait la fin de l’homme. Pour moi, je refuse d’accepter la fin de l’homme. »

 

Une telle dénégation prendra une tournure inédite en ce qui concerne les précédents romans, mais qui se retrouve de manière assez récurrente dans le présent volume. Il s’agit de la dissolution dans la foule des consciences individuelles, souvent fondues en un seul Visage monstrueux de haine ou de peur. Tel est le cas dans L’Intrus dans la poussière, pour la cohue qui veut lyncher Lucas Beauchamp ; ce le sera aussi, selon d’autres modalités, dans Parabole, où la population de la Ville s’agglomère en un bloc d’angoisse face au destin des treize révoltés en attente de jugement.

 

De ces masses indiscernables, comme en fusion, se détachent bien entendu des hommes d’exception, incarnations d’un idéal de vie ou, du moins, d’une attitude morale intransigeante. Les six histoires du Gambit du cavalier sont focalisées autour de Gavin Stevens, « chevalier du droit et serviteur assidu de la loi » résolvant les énigmes qu’on lui soumet comme autant de problèmes sur un échiquier. Son message repose sur des bases simples, mais fondamentales, qu’il transmet à son neveu : « Il y a des choses qu’il faut que tu sois toujours incapable de supporter. Des choses que tu dois sans cesse refuser de supporter. L’injustice, le scandale, le déshonneur et la honte. Quelque jeune que tu sois ou quelque vieux que tu deviennes, peu importe. Ni pour la gloire, ni pour l’argent, ni pour ton portrait dans le journal [….] Refuse simplement de le supporter. » Plus encore, dans Parabole, c’est la figure christique du Caporal, à l’initiative d’une mutinerie qui suspendra miraculeusement la guerre des tranchées, qui structure le récit. Le processus présidant à l’apparition de ce nouveau Messie est en quelque sorte annoncé par un passage sublimement elliptique de L’Intrus dans la poussière : « l’être humain, après être devenu une bande devient une masse qui annule la bande par absorption, métabolisme, puis, étant devenue à son tour trop considérable, même en tant que masse, redevient un être humain accessible à la pitié, à la justice, à la conscience, ne fût-ce qu’en souvenir d’y avoir lui-même longtemps et péniblement aspiré, d’avoir, en tout cas, aspiré à quelque chose qui participât d’une seule, sereine et universelle lumière. »

 

Pitavy l’explique dans un passage de sa notice à Requiem pour une nonne, auquel il n’est besoin de rien retoucher : « Le cosmos [de Faulkner est] créé par sublimation du factuel en apocryphe : son ambition de romancier est d’arracher le fait à sa contingence et de l’élever […] pour n’en conserver que l’expérience historique quintessencielle, ce qu’il nomme la vérité. Faulkner propose de dire l’histoire au miroir de la fiction. Déplaçant les limites canoniques entre les genres, sa fiction viserait à offrir une autre façon d’écrire l’histoire, nullement fausse ni d’origine douteuse, mais différente, non reconnue par le canon – apocryphe. »

 

En définitive donc, le maelström de ces 1000 pages converge vers un même œil : celui de la Vérité. Le plus stupéfiant demeure l’énergie titanesque déployée par un seul homme, uniquement armé de la force de son imagination, pour atteindre son but. Un homme qui, discrètement, faisait avouer, par la bouche de Gavin Stevens, le ressort ultime de sa propre dynamique créatrice : « J’ai simplement passé à côté d’eux pour aller jusqu’au rêve ».

 

Frédéric SAENEN

 

William FAULKNER, Œuvres romanesques IV, Préface par François Pitavy, édition établie par Alain Geoffroy, François Pitavy et Jacques Pothier, Gallimard, NRF, La Pléiade n°535, 1420 pp., ( 2007)

 

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