Signé Jean Meckert

« Le style est à droite, et les idées à gauche. » S’il y a un auteur dont la fréquentation invite à interroger la pertinence de ce poncif, c’est Jean Meckert (1910-1995), que les amateurs de polars connaissent peut-être sous son pseudonyme de Jean Amila.

Cet anar, pacifiste indéfectible, demeure une figure méconnue qui n’est plus vouée à survivre dans nos mémoires que par ses pages percutantes et la voix qu’il y a déposée, à vif, unique. Joëlle Losfeld tente depuis longtemps de lui rendre toute son importance en publiant ses textes les plus engagés, et qu’il signa de son nom. Indéniablement, la grande famille libertaire tient là son Céline.

Par où commencer ? Par Les Coups, sans hésiter. Un premier roman, daté de 1942 mais clairement situé dans le sillage de la veine populiste des années 30, et qui installe d’emblée le lecteur dans la petite musique meckertienne. Le canevas de l’histoire est en somme assez simple et guère novateur. Félix, manœuvre insignifiant, séduit Paulette, employée ni belle ni laide, qui divorce de Bernard, artiste velléitaire sans envergure. Le jeune ménage coule des jours paisibles, mais se laisse peu à peu gangrener par le quotidien. Félix a du mal à s’intégrer au milieu petit-bourgeois dont affecte de provenir sa compagne, et il ne se gêne pas pour manifester son malaise. De son côté, Paulette maudit la fatalité qui semble la poursuivre dans le choix malheureux de ses partenaires – ce qui ne manque pas d’attiser la jalousie rétrospective de Félix à l’encontre du fantôme omniprésent de l’ex-mari. Les mots n’y suffisant plus pour se faire entendre, Félix se met à frapper…

La stupeur provoquée par Les Coups est double. Elle est d’abord due au point de vue adopté, dans la mesure où le narrateur est le cogneur, donc le bourreau, et non pas sa victime ; l’empathie se fraye un chemin tortueux, relatif, vers le lecteur et donne lieu à un étrange sentiment de résignation compassionnelle envers Félix. Et puis la puissance de l’écriture repose sur un style oral-populaire qui ne souffre aucun relâchement de la tension et la hargne qui l’animent. Le drame de la brutalité masculine n’en ressort que mieux, et le désarroi qui envahit Félix après chacun de ses tabassages répond en intensité à la douleur de Paulette. La violence conjugale n’a sans doute jamais été si crûment mise en scène, ni l’engrenage des incompréhensions mutuelles si intelligemment décortiqué. Meckert expliquait l’attitude de son personnage en ces termes : « […] il bat sa femme, au bout du désespoir. Tout comme on est contraint de faire la révolution lorsque les mots, les échanges et finalement l’existence ont perdu tout leur sens profond pour sombrer dans la vulgarité des idées trop couramment reçues et trop rarement ressenties. » Rien de commun chez Meckert, mais une lucidité toujours prête à saillir, assortie d’un souci constant d’illustrer le pouvoir social du langage.

Les Coups ne sauraient tarder à rejoindre les volumes si agréables de Losfeld. Par contre, on y trouve déjà La Marche au canon, effarement de cent pages, récit inédit sur l’absurdité de la guerre de 40 ; ou encore, dans L’Homme au marteau (1943), le portrait de l’affligeant Augustin Marcadet, fonctionnaire brimé par son patron, las de ces moulins à truismes que sont ses collègues et déprimé par son traintrain. Jusqu’au moment de la crise, de la rupture quasi simenonienne, de cette flambée de subversion à laquelle le papillon maladroitement, prématurément sorti de sa morne chrysalide, se brûlera les ailes.

Il faudra surtout s’arrêter à l’émouvant La Tragédie de Lurs (1954), titre charnière dans lequel Meckert entreprend de retracer l’affaire Dominici, de la découverte des cadavres des Drummond, le matin du 5 août 1952, à l’inculpation du patriarche Gaston, le 16 novembre 1953. Le procès ne s’ouvrira quant à lui qu’à la fin de l’année 1954.

Meckert s’est donné le temps d’observer à la loupe les lieux où s’est déroulé le massacre. Il a pris le pouls de « La Grande Terre » (la ferme du clan Dominici) et de cette mentalité du sud rural, si fièrement âpre, enraciné à ses traditions, à son intégrité, à ses peurs les plus enfouies aussi. Qui d’autre que lui aura d’ailleurs le souci de mesurer les conséquences désastreuses de l’enquête sur les travaux et les jours des Dominici ? Les huit cents kilos de patates détériorées de n’avoir pas été rentrées, le foin pourri… Ce « plan sordidement paysan » est pourtant à ses yeux un aspect essentiel du dossier.

S’il enregistre tout nouvel élément, les déclarations des uns et des autres ainsi que les rumeurs qui se colportent, c’est que Meckert n’a aucune envie de hurler avec les loups et préfère se gausser de la surinformation, partant de la désinformation ambiante. Il cite par exemple, dans un passage à l’ironie ravageuse, les constats du phrénologue qui examine le « Maigret provençal », le commissaire Sébeille. Plus loin, il rebaptise la « psychologie » dont s’efforce de faire montre la police en « pisciologie », soit en « art de noyer le poisson ». Il confronte les leçons (au sens philologique) des journalistes à propos de la tentative de suicide de Gaston Dominici durant une rocambolesque reconstitution. Il retranscrit enfin, sans prendre de pincettes, le carnet de vacances de la petite Elizabeth Drummond, où celle-ci relate ce qu’elle ignore être sa dernière baignade dans la Durance, deux heures avant de se faire sauvagement défoncer le crâne ; Meckert ne reparlera qu’allusivement et tardivement de ce témoignage poignant, pour une ultime estocade.

Avec une conscience supérieure des impératifs du métier, Meckert aborde le traitement de ces macabres événements, pour en mener une médiologie sans mépris ni gratuité. Du coup, sa version de l’histoire acquiert une authentique tournure littéraire. Les divers scénarios de la tuerie, l’impossible établissement du mobile, le tapissage des assassins présumés : tout concourt à réunir les ingrédients du polar idéal sur le carnage parfait. Et sous Meckert pointe Amila. À ceci près qu’ici l’auteur n’est en rien le maître de sa narration, mais bien le jouet de ses soubresauts, de ses caprices et de ses revers.

Une logique similaire présida à la rédaction de Nous sommes tous des assassins (1952) et de Justice est faite (1954). Le matériau de base n’est plus, dans ces deux cas, l’actualité mais plutôt deux films de Cayatte, portant sur des débats de société à forte teneur explosible. C’est Gallimard en personne qui passa commande de ces « novélisations » d’œuvres cinématographiques, une technique dont Meckert sera en quelque sorte le pionnier en France. Notre homme aurait pu se contenter de reproduire les dialogues, de restituer les scènes filmées, de poivrer les atmosphères d’adjectifs bien sentis, pour emballer l’affaire. Mais consentir à la facilité, c’eût été trop mal servir la gravité des sujets mis en avant par le réalisateur, soit la peine de mort et l’euthanasie. Meckert ne transcrit pas, il transpose. Se détachant de son pré-texte, le texte gagne en autonomie et s’impose in se.

Nous sommes tous des assassins est le récit d’une attente, celle d’un triple criminel de droit commun, condamné à la peine capitale. Dans la cellule qu’il occupe et sur ses compagnons d’infortune pèse une épée de Damoclès taillée en forme de couperet. Tel le narrateur de La Marche au canon en prise avec la Drôle de Guerre puis le rouleau compresseur de l’avancée allemande, René Le Guen ne comprend rien à sa situation et se sent broyé par les rouages de la Société. Sa vie repose sur une série de malentendus ; il a même du mal à interpréter la valeur des « attentats » qu’il a commis à l’époque où il fréquentait un obscur réseau de résistance. Un immense cri lui obstrue la poitrine ; il serre les dents. Dans son monologue intérieur, Le Guen ressasse, en pure perte d’espoir… Selon lui, le Système ne tiendrait pas longtemps si ses plus respectables représentants concédaient à constater de visu la réalité humaine qu’ils condamnent avec tant de probe assurance : « Si j’ai un conseil à vous donner, monsieur le président, c’est d’aller voir directement les condamnés à mort, plutôt que de les juger sur des papiers. Les dossiers, c’est pour les professionnels de la justice ; ça ne regarde qu’eux. Mais vous, eh bien vous n’avez pas un métier fatigant ; toujours balades, discours et gueuletons. Vous devriez venir nous voir aussi. Là, passer une nuit seulement derrière la grille, à la place de Papa, de Léon et Lefèvre. Et peut-être que la première nuit, on n’oserait pas faire pipi devant vous ; alors ça ne compterait pas encore. Et il faudrait revenir une autre nuit, jusqu’à ce qu’on fasse pipi, et qu’on vous raconte tout vrai, tout net, tel que ça s’est passé. »

L’un des traits les plus déroutants de la prose meckertienne est ce décentrement permanent qui contourne la personnalité du narrateur principal. Pas de focalisation unique, mais une approche diffractée des destins parallèles à ceux de Le Guen (les autres prisonniers du couloir de la mort, son frère placé dans un misérable foyer d’accueil, son avocat pétri de principes majuscules, les magistrats souverainement dédaigneux, etc.) et le rive à la toile dans laquelle il s’est empêtré, au fil de ses gestes fatals.

Justice est faite développe une structure aussi ouvragée. Cette fois, c’est au cœur d’un procès d’assises que nous plongeons. Elsa Lundenstein a-t-elle tué son amant Maurice Vaudrémont en vue de capter son héritage ? Autrement dit : l’injection qu’elle lui a administrée pour le soulager définitivement des douleurs qu’il endurait du fait de son cancer n’avait-elle qu’une portée euthanasique ? Qu’elle ait ainsi obéi à une promesse que Vaudrémont lui avait demandé de tenir s’il arrivait à bout de forces constitue-t-il une circonstance atténuante ? Et la révélation – coup de théâtre ! – de sa liaison toute fraîche avec un autre homme, aggrave-t-elle son cas ?

Plutôt que de miser sur la figure de la « diabolique », Meckert explore le microcosme qui gravite autour d’elle. Très habilement, il croque l’identité des différents jurés et leur position dans le jury. En marge du fait divers sensationnel qui court sur toutes les lèvres, il dépeint les tragédies minuscules, les bonheurs plus fugaces encore, les ridicules ou les bassesses de ceux et celles qui sont étroitement mêlés au sort de la femme qu’il s’agira de juger. Et le piège finit par se resserrer car, face à une cour de justice, les vrais coupables sont rarement les mêmes qu’au tribunal intime de la conscience.

Dans un monde sans cohérence et si chichement généreux, combien de Meckert manquent ? Lui savait traiter des problèmes les plus délicats avec fermeté et subtilité. Lui osait s’aventurer dans le réel par la bande. Là où se tient, dans l’inutile splendeur de sa révolte, l’humanité.

 

Frédéric Saenen

 

Les œuvres signées du nom de Jean Meckert sont pour la plupart en cours de réédition chez Joëlle Losfeld depuis 2005.

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