Régis Jauffret. Extrait de : Cannibales


EXTRAIT >

 

Chère Madame,

 

Geoffrey a dû vous faire part de ma décision et venir pleurer dans votre giron. Vous devez vous sentir beaucoup plus mal que moi. Je ne voudrais pas que votre tension fasse un bond comme à la Toussaint dernière. Comment vous expliquer à quel point je serais chagrine de vous savoir toute seule aux urgences ?

À votre âge vous savez sans doute que les amours sont des ampoules. Quand elles n’en peuvent plus de nous avoir illuminés, elles s’éteignent. Il serait sot et vain de vouloir leur ouvrir le ventre pour tenter de les ranimer. Autant chercher à réparer un coucher de soleil au lieu d’accepter la nuit et attendre l’aube du lendemain.

Soyez sereine, nous ne souffrons pas. C’est pour rire que nous avons fait semblant de nous aimer. Pas aux éclats, doucement comme on se moque de quelqu’un dans son dos. La plaisanterie de l’amour, ce théâtre de marionnettes où tel Guignol dans la femme l’homme donne du bâton.

Je ne peux me passer de la perspective d’aimer. Plutôt circuler de main en main, jouer les mistigris, les évaporées, que soliloquer dans le vestibule et regretter en sortant de ma douche que seul le grand miroir du lavabo puisse se vanter de m’avoir vue nue depuis l’avant-veille.

Le malheur de tourner dans cet appartement à la recherche d’un coin où je me sente à l’abri. Je regarde le chevalet en passant. La palette et les pinceaux me font peur. Je préfère ignorer ce que je peindrais si je me remettais à peindre. J’ai une amie qui m’a proposé de monter une galerie avec sa cousine germaine. C’est baisser les bras quand on est peintre de se faire commerçante en tableaux. Je devrais devenir actrice. J’ai toujours rêvé d’être chanteuse d’opéra mais avec ma voix fluette ce serait jeter l’argent de prendre des leçons.

J’ai entendu parler du beau temps qui régnait ce matin à Cabourg. La température est douce, vous vous êtes sûrement décidée à sortir pour en profiter avant l’heure du déjeuner. Pendant que vous cheminez sur la promenade Marcel-Proust, je me demande si je ne vais pas découcher.

Je n’aime désormais plus mon lit, il me rappelle Geoffrey et sa manie de tirer la langue en rêvant. J’ai un petit grenier mais comment le fourrer là-haut ? La trappe est trop étroite. De toute façon il faudrait des courroies, des poulies et deux solides gaillards pour les manipuler. Il vaut mieux n’y plus penser et m’exiler pour la nuit. Je me roulerai dans une couverture sur la banquette de la vieille camionnette de l’épicier maghrébin du coin de la rue dont les serrures des portières sont mortes.

Tout vaut mieux que rester dans cet appartement. Je n’ai pas envie d’entendre votre fils sonner comme un beau diable à trois heures du matin. Les hommes ne savent pas mâcher les ruptures et les avaler sagement comme une bouillie.

Vous recevrez ma lettre demain. En l’ouvrant, vous entendrez la pluie tomber sur votre terrasse. Profitez aujourd’hui du beau temps, après cette journée radieuse vous subirez une semaine d’intempéries. Les ordinateurs des stations météo du monde entier sont en réseau depuis l’an dernier. Les météorologues ne se tromperont jamais plus.

Je doute que depuis notre dernière rencontre vous vous soyez initiée aux joies de la communication numérique. Après le piratage dont je fus victime au printemps, je suis quant à moi revenue à l’encre et au papier. Je compte sur la paresse des postiers pour s’abstenir de scanner les missives afin d’en faire profiter les réseaux avides de pomper toute l’intimité du monde.

Si vous me le permettez, je vous embrasse. Je comprends très bien qu’à présent vous me détestiez. Dans ce cas, je disparais avec ma lettre que vous venez de jeter à la corbeille.

 

Noémie

 

 

Chère Noémie,

 

Ne changez pas le lit de place, Geoffrey m’a dit le plus grand bien de l’estrade où vous l’avez posé. Vous avez vue panoramique sur cette grande pièce qui d’après le cliché que vous m’avez montré ressemble à un paysage campagnard. J’aime toutes ces fleurs, ces plantes vertes, ce lierre qui grimpe aux murs et la belle moquette émeraude que vous avez choisie avec lui.

À votre âge j’étais comme vous. Lorsque Poutine rentrait le soir il ne reconnaissait plus la maison. J’avais remué les commodes, la table de la salle à manger stationnait au milieu de son bureau, la télévision sur une marche d’escalier, j’avais transformé le salon en une chambre immense très épurée où Geoffrey tournoyait sur un tricycle en poussant des cris d’Indien.

Oui, mon mari avait pour prénom Poutine et il a ignoré jusqu’à la fin de sa vie que les Russes en avaient fait un patronyme. Quand il est mort, je me suis installée dans ce petit logement. À quatre-vingt-cinq ans, je ne bougerai plus d’un cil. Les meubles resteront jusqu’à mon décès à la place exacte où les déménageurs les ont déposés. Avec mon ostéoporose, j’ai même parfois du mal à avancer ma chaise pour mettre les pieds sous la table.

Je ne sais de quelle décision vous parlez. Je suppose que Geoffrey ne vous offre jamais de fleurs. Les hommes fidèles ne font pas de cadeaux. Attendez pour pleurnicher le jour où il vous couvrira de lys et de roses. Vous n’aurez pas toujours vingt-quatre ans, la vieillesse vous fera peut-être mettre un genou en terre dès avant la trentaine. Mon fils est humain, il attendra la dernière extrémité pour vous tromper.

Je ne saurais trop vous conseiller de l’aimer, les Geoffrey ne courent pas les rues. L’amour est comme l’argent, on peut être heureux dans la ruine mais l’opulence ne nuit pas au bonheur. On ne perd rien à vivre passionnée, à attendre un homme qui vous attend aussi, à échanger avec lui des promesses, des rêves, belle monnaie frappée au coin de ce sentiment décrié par les chevaux de retour des idylles qui ont capoté.

Je ne comprends pas pourquoi vous éprouvez le besoin de m’écrire. Nous ne nous sommes vues que deux fois. Vos histoires ne me regardent pas. Je ne voudrais pas que Geoffrey s’imagine que nous complotons. J’ai fait réaliser une photocopie de votre lettre par ma femme de ménage, il en aura pris connaissance à l’heure où vous lirez ces lignes. Je comprends d’avance sa colère. Ce n’est pas un garçon violent, il vous suffira de vous montrer chatte pour vous faire pardonner.

Cabourg connaît une journée magnifique. Votre passion pour la météo est absurde. Croyez en Dieu au lieu d’ajouter foi à ces nigauderies. Geoffrey ne veut pas d’enfant mais ce n’est pas une raison pour perdre vos journées à spéculer sur l’état du ciel. La peinture n’est pas un métier. Vous êtes obsédée par le beau temps alors que mon fils devrait suffire à vous ensoleiller.

J’espère vous voir cet été avec un petit chien. Vous avez besoin de pouponner. Une bête vit quinze ans quand on n’est pas obligé de la faire piquer bien avant. Avec un bébé on n’en finit plus. À cinquante-deux ans, Geoffrey n’est plus aussi jeune qu’avant et il me cause encore du souci. Vous avez de la chance qu’il vous épargne l’épreuve d’être mère.

Je vous prie de faire en sorte que votre prochaine lettre ne m’arrive jamais. Abstenez-vous donc de l’écrire, le tour sera joué.

 

Jeanne

 

© Le Seuil 2016

© Photo : Hermance Triay

 

 

Quatrième de couverture > Noémie est une artiste-peintre de vingt-quatre ans. Elle vient de rompre avec un architecte de près de trente ans son aîné avec lequel elle a eu une liaison de quelques mois. Le roman débute par une lettre adressée par Noémie à la mère de cet homme : elle s'y excuse d'avoir rompu. Une lettre ? Oui, un courrier postal plutôt qu'un courrier numérique, pour conjurer le risque de piratage et la diffusion sur les réseaux sociaux. Une correspondance s'amorce alors et s'affermit entre les deux femmes, qui finissent par nouer des liens diaboliques et projeter de se débarrasser du fils et ex-amant. Et pourquoi pas décider qu'une fois estourbi, elles le mangeront cuit à la broche au cours d'un infernal banquet ?

En réalité, ce roman parle d'amour. Les deux femmes sont des amoureuses passionnées. La vieille dame a appelé son fils du nom du seul homme qu'elle a jamais aimé, et qui est mort accidentellement avant leur mariage. Noémie, elle, est une "collectionneuse d'histoires d'amour", toujours à la recherche de l'idéal. Au fil des lettres que, de son côté, il échange avec les deux protagonistes, le fils et ex-fiancé exprime tout l'amour qu'il éprouve toujours pour Noémie. Un grand roman d'amour, donc. Un Jauffret inédit.

 

Né en 1955, Régis Jauffret est l'auteur de nombreux romans, dont Clémence Picot, Univers, univers (Verticales), Asiles de fous, Microfictions, Lacrimosa (Gallimard), et Bravo (Seuil).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Régis Jauffret, Cannibales, Le Seuil, août 2016, 192 pages, 17 €   

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