"Un amant très vétilleux", d'Alberto Manguel, portrait d’une ville en photographe et en roman

Ferveur de Poitiers

Les écrivains ont du mal à ne pas rendre hommage sans cesse aux œuvres et aux auteurs qu'ils admirent et qui ont nourri leur vision et leur écriture. Mais rares sont ceux qui décident de faire de ces hommages la matière explicite de leurs livres. Alberto Manguel, en disciple fidèle et reconnaissant, mais jamais serf, de Borges et de tous les écrivains lus et côtoyés, a proposé de cette propension à l'hommage une méditation sans doute définitive dans Une histoire de la lecture. C’est la lecture elle-même qui y est honorée et ses différents supports, pratiques, superstitions, enjeux, etc. qui y sont approfondis. Ses autres livres ne démentent pas ce lent hommage rendu à la chose lue : Borges est restitué dans Chez Borges, Stevenson dans Stevenson sous les palmiers, Kipling dans Kipling, biographie efficace et littéraire, l’influence perverse et géniale d’un professeur de lettre au lycée (mentor mouchard !) est scrutée, ainsi que tant de lectures de Bret Easton Ellis à Lewis Carroll, dans Dans la forêt du miroir, et plus récemment douze classiques sont relus avec tous les honneurs de la note marginale dans le Journal d’un lecteur. Autant de livres qui sont autant d’hommages sous des formes toujours différentes.

Un amant très vétilleux semble une petite exception à cette pratique littéraire. En effet, il n’y est apparemment pas question de littérature, pas même de livres. Il n’y est question que de photographie, de photographies de détails corporels volés par l’objectif de l’appareil de l’amant très vétilleux, nommé Anatole Vasanpeine. 

Le roman se donne en fait pour une étude du cas « Anatole Vasapeine » dont l’œuvre photographique a disparu dans l’incendie où il trouva la mort. L’étude s’appuie sur les carnets laissés par Anatole, où il se livre, raconte son art et ses ambitions. Pour éclairer ces carnets, Albert Manguel convoque tout un apparat critique fait d’études d’histoire locale, d’études préalables sur Vasanpeine et de témoignages divers. Toutes ces références ne sont pas fantaisistes et inventées, mais un grand nombre le sont. Manguel profite de la fiction qu’il déplie comme une scrupuleuse étude pour adresser, dans les notes, d’amicales hommages : à M. Jean-Michel Richet, libraire à Poitiers, à Estelle Lemaître, son attachée de presse dévouée chez Actes-Sud et à Sylviane Sambor, de l’Office du Livre, amie de longue date. Cela signe le caractère fictif de l’ensemble, signature pleine de gratitude.

Anatole Vasanpeine est l’homme du détail. Employé aux Bains-Douches à Poitiers, il ne prend en vue, par le truchement de son appareil photographique, que des détails, jamais de corps entiers. Ses journées sont consacrées à la chasse d’aperçus de corps volés à l’intimité de leur toilette. Le procédé est celui de la scène saisie par le trou de serrure. Mais, il est amélioré par le fait que, jamais, Vasapeine ne regarde. C’est toujours la machine qui « voit » et enregistre. Ce personnage singulier accède à l’art photographique au contact d’un vieux maître japonais qui l’initie aux subtilités de la lumière et de l’image. On s’étonnera peu que ce vieux maître fût libraire. Mais si la passion naît au milieu des livres, la fiction s’efforce de l’en faire sortir. Dans ce roman/étude, Alberto Manguel est bel et bien sorti de sa bibliothèque. 

Si hommage il y a, il semblerait en effet que ce fût à la photographie dont certains procédés sont patiemment mis en lumière et en perspective, dont la pratique « vasanpeinienne » est mise en exergue pour ses qualités paradoxales. Le roman/étude est aussi un hommage aux corps, aux corps intimes, saisis au moment où ils se régénèrent, où ils s’efforcent de faire peau neuve. Peut-être le roman est-il un hommage subtilement et souterrainement rendu au mythe d’Actéon, ce chasseur qui surprit, au cours d’une traque, Artémis en pleine toilette et dont le châtiment fut de devenir la proie de ses propres chiens. 

Roman ou étude, Un amant très vétilleux est construit comme Le Père Goriot dont la description initiale de la pension annonce le personnage et le ton du roman. C’est dans les premières pages qu’il faut chercher l’hommage rendu par Alberto Manguel : 

« La ville de Poitiers est unique parmi les villes de France. […] Poitiers, elle, se révèle peu à peu, un détail à la fois, sans permettre au visiteur de la saisir dans sa totalité. » 

Qui connaît un peu l’ancienne capitale des ducs d’Aquitaine ne laisse pas d’être saisi par la justesse de la description. Poitiers est un corps qui se livre par touches et qui ne livre jamais sa silhouette complète. A partir cette ville singulière, Alberto Manguel invente une pratique artistique qui est celle de son héros et un mode de présentation qui est celui de sa narration. Le héros n’apparaît que par les détails de sa vie intérieurs livrés à ses carnets tout comme il ne conquiert sur les corps que d’infimes détails. Cette pratique et ce mode narratif sont une mise en œuvre de la poétique de la ville de Poitiers : « Il ne fait aucun doute (et Terradillos en convient) que le personnage dont je vais évoquer la tragique existence était un produit caractéristique de cette cité enchanteresse. » Alberto Manguel n’est que l’accoucheur de ce personnage engendré par la ville (et ses bizarreries) elle-même.

Il invente ainsi, avec grâce, discrétion et pertinence, le genre du « portrait d’une ville en photographe et en roman ». Bel hommage du lecteur nomade à la cité qui l’accueillit, hommage déjà esquissé dans le Journal d’un lecteur et qui prend ici la forme d’un livre. On ne sort de sa bibliothèque que pour y trouver matière à l’agrandir un peu, au retour. Voilà un livre qu’Alberto Manguel placera peut-être à côté du recueil de son maître, Ferveur de Buenos-Aires

Cyril de Pins 

Alberto Manguel, Un amant très vétilleux, traduit de l'anglais par Christine Le Boeuf, Actes sud, "un endroit où aller", mars 2005, 88 pages, 12 euros

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