Nancy Huston et "Infrarouge" : "L’acceptation d’autrui jusqu’à l’inexistence", entre pulsion artistique et pulsion érotique


Reporter-photographe, Rena, en vacances à Florence avec son père, Simon, et sa belle-mère, Ingrid, admire les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Alors que l’état d’urgence est déclaré en France et que la violence dans les banlieues explose, Rena tente d’étouffer sa propre violence, ravivée par le contact avec son père et la beauté cruelle des vestiges toscans. 

 

L’art de Florence devient tour à tour toile de fond, lien avec la vie, avec les autres et sujet unique de conversation entre Rena et son père. "Chacun mélange le contenu du musée avec celui de sa propre tête (…)." Les peintures, les sculptures s’entremêlent et s’entrechoquent avec les pensées et les émotions de Rena, Simon et Ingrid. L’art toscan devient prétexte pour s’unir, se disputer, réveille d’anciennes rancœurs endormies.

 

Entre les appels au secours de son fiancé Aziz, la relation bancale entre Simon et Ingrid, le peu d’intérêt de cette dernière pour l’art italien, Rena sombre dans un voyage parallèle, celui des souvenirs occultés, des blessures masquées, des cris ravalés. Plongeant dans des réflexions autour des relations mère-fils, frères-sœurs, hommes-femmes, de l’accouchement et de la naissance, se délectant de ses nombreuses expériences sexuelles passées, Rena met en lumière les "démons de l’enfance" qui hantent les vies adultes.

 

Pour échapper ou dompter ses démons, Rena a deux issues: Subra, son amie imaginaire inspirée de la photographe Diane Arbus, et son appareil photo Canon. Subra comprend Rena, rit de ses blagues, écoute ses confidences, la rattrape lorsqu’elle chute, applaudit quand elle s’élance. Son Canon aide Rena à percevoir une réalité qui lui échappe. De la même façon qu’elle "cadre et recadre" la vie à travers son appareil, Rena contemple avec un filtre ses expériences passées. 

 

Mais quelles seraient ses ressources si son Canon ou son amie Subra disparaissaient ? Qui est Rena sans ses deux alliés ?

 

La reporter parvient difficilement à être dans la "vraie vie". Elle s’évapore, disparaît puis renaît dans son imaginaire. Rena n’est pas dans les musées, ni dans les rues de Florence, elle n’est pas au restaurant avec Simon et Ingrid, ni dans sa chambre d’hôtel. Elle est, petite, dans le garage avec son frère Rowan ou encore, adolescente, allongée sur le divan du Dr Walters.

 

 "N’être pas là où l’on est ; être là où l’on n’est pas."

 

Nancy Huston évoque subtilement une des grandes problématiques de l’être humain qui, englouti par le flot incessant de ses pensées, est rarement là où il se trouve et vagabonde toujours à des kilomètres, à des décennies de là. Et c’est dans ces époques lointaines que Rena revivra l’absence de son père, celle de sa mère ou la présence douloureuse de son frère. C’est ainsi qu’elle remodèlera sa vie aux limites trop floues pour pouvoir dire non, dire oui, dire quelque chose. Une vie où tout était possible, où même la douleur avait sa place. Et comme rien n’est plus dur que la souffrance psychique et que rien ne l’efface mieux que la souffrance physique, Rena a accepté, pour exister, les coups de pied des garçons, les attouchements de son frère, les coups de ceinture de son amant. Et dans ce monde sans limite, Rena se pose encore aujourd’hui la question : était-ce vraiment mal ? Pour elle, battre l’autre pouvait être une preuve d’amour. Prouver son amour pour l’autre ne pouvait pas être exprimé autrement. Dans la douleur, elle se sentait exister. Que d’autres lui fassent mal ne la dérangeait pas, car sous les coups et les supplices, au moins, elle était.


Trop regardée, pas assez remarquée, Rena maîtrise à présent, grâce à son Canon, l’impact du regard de l’autre sur elle. Et, à son tour, elle transperce la chair d’autrui pour pénétrer au cœur de l’être. Par peur de trop se remplir de vie, Rena se gave du corps des hommes. Grâce à son Canon, à l’infrarouge, elle traverse toutes leurs couches de protection afin d’atteindre leur peur cachée, leur haine muselée, les douleurs de leur enfance étranglées.

 

Les hommes la fascinent, elle veut les comprendre, connaître la substance qui  agit en eux comme un aphrodisiaque. Se sent-elle rassurée lorsque, dans le bain, apparaît alors sur le cliché la terreur ressentie par ces êtres "virils" ? Elle aime les caresser en même temps qu’elle les domine.

 

"Oh, l’attendrissant besoin de ces primates supérieurs sans utérus de se durcir (…) pour se donner de l’allure, du poids et du sérieux !"

 

Sous l’effet de ses caresses, avec son instinct, elle appuie sur leur point sensible, celui, bien souvent, relié à leur propre mère. Etait-elle trop absente, trop présente, trop violente ou trop attentionnée ? Peu importe, Rena perçoit grâce à l’infrarouge les traces qu’elle a laissées. Les hommes pleurent, se dévoilent, baissent leur garde, se laisse posséder. Et Rena les tient par leur partie la plus faible. Appuyant sur la gâchette, elle les immortalise dans toute leur authenticité, captant l’instant où ils se mettent entièrement à nu. Elle les maîtrise, parvenant à mettre en miette le pire des machos. Elle reprend ainsi le pouvoir sur le "mâle dominant". Règle-t-elle ainsi les déboires de sa jeunesse ? Et qu’en est-il de ses propres fils ? Quand le schéma transmis de parent à enfant se rompra-t-il ?

 

C’est dans le contact avec la chair masculine, dans la rencontre avec son désir et le désir de l’autre que Rena peut enfin être. Ce moment est vital pour elle et lui permet d’exister, d’être présente à ce qui l’entoure, de percevoir ce qu’elle vit. Grâce à son Canon, elle immortalisera ce moment où la réalité cesse enfin de lui échapper, où tout son être s’incarne et s’ancre dans l’intensité des plaisirs charnels, ce moment si fort où l’homme est sur le point de jouir. Cet instant où elle possède cet homme, où le pouvoir repose entre ses mains. La photographie lui permet d’échapper à la réalité qu’elle ne supporte pas et d’éterniser celle qu’elle désire savourer.

 

"L’infrarouge me permet de repérer ce que j’aime, ce que je recherche, ce qui m’a tant manqué, petite : la chaleur."

 

Comme Diane Arbus, Rena pense que sa caméra la protège. Son Canon est le prolongement d’elle-même. A travers lui, elle touche la vie, appréhende les situations, pénètre les gens. Au lieu d’être regardée, elle regarde. Elle devient le maître du jeu. C’est dans la photo qu’elle retrouve l’authenticité de ce qu’elle aime, de ce qu’elle trouve "vrai", non figé ni morcelé. Dans la "vraie vie", elle ne discernait pas la différence entre son désir et celui d’autrui. Pourquoi dire non alors qu’on peut tout simplement dire oui ?

 

Nancy Huston aborde la question des limites de chacun : jusqu’où sommes-nous capable d’aller pour nous sentir en vie ? A quel moment arrêtons-nous de nous mettre des limites pour plaire à quelqu’un ? Jusqu’où Rena laisse-t-elle les autres la pénétrer sous prétexte qu’elle veut connaître la "vie des adultes" et que la personne qui la maltraite a toutes les bonnes raisons de le faire ?

 

« Il est presque impossible, murmure Subra, de ne pas aimer quelqu’un qui vous a raconté ses douleurs d’enfance. »

 

Au fil de la lecture, on comprend à quel point Rena s’empêche d’exister. On perçoit cette "neutralité" dont elle va qualifier Diane Arbus. Les deux photographes se confondent. Rena passe sa vie à cacher aux autres "sa vraie identité pour qu’ils continuent à la désirer et à jouer avec elle". Mais peut-elle continuer ainsi toute sa vie ? Quelque chose ne s’écroulera pas, un jour,  la forçant à montrer ne serait-ce qu’une parcelle de son vrai visage ? Qu’attend-elle pour cesser de se "sur-adapter" au monde et aux autres ?

 

En conclusion, Infrarouge est à la fois une balade culturelle et artistique dans la ville de Florence, digne d’un véritable guide de voyage, et une promenade érotique au sein des fantasmes et des expériences de Rena. Le livre se lit très bien, les personnages dépeints sont touchants et sincères, les thèmes abordés concernent tout être humain.

 

L’écriture de Nancy Huston est extrêmement riche et puissante. Elle emploie une multitude de qualificatifs et d’adjectifs dans ses descriptions, comme si les mots surgissaient trop vite de sa bouche, trop vite pour les retenir et n’en choisir qu’un. Trop de vie, trop d’énergie dans l’écriture comme dans le caractère de Rena. Trop de possibilités pour y renoncer et résister.

 

De sa plume libertine, crue et sans retenue, entre descriptions picturales et pratiques sexuelles, Nancy Huston nous dépeint un être humain qui en arrive à nier sa propre identité afin d’être acceptée par autrui jusqu’au moment où la vie frappe à nouveau pour le tirer de ses rêveries.

 

Julia Germillon


Nancy Huston, Infrarouge, Actes sud, "Babel", mai 2012, 320 pages, 8,50 euros

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