Le Pélican d'or de Stefan Chwin, un grand roman européen

Un conte urbain

Le Pélican d'or est un conte, un conte moderne et urbain. Tout lecteur attentif le comprendra à la lecture des premières pages. Dans celles-ci, le narrateur nous résume avec un talent rare l’histoire occidentale et celle d’une ville, Gdansk (ou Danzig), au XXe siècle. On a le sentiment en refermant le livre que le choix de cette forme, le conte, s’est imposé à l’écrivain. Celle-ci lui a permis de prendre de la distance par rapport à la lourde symbolique dont sont chargées la ville et son histoire, distance indispensable pour pouvoir en jouer. Le conte évite de s’en remettre aux (parfois grosses) ficelles romanesques qui permettent de souder les morceaux épars du puzzle, il permet de ne pas se soucier de la vraisemblance des événements. Il offre surtout la possibilité de créer et d’animer un personnage qui va vivre de multiples aventures, qui va se charger de raconter une histoire que le genre romanesque moderne (souvent très « réaliste ») ne pourrait traiter que sous la forme d’un roman historique bourratif, étouffe-chrétien. Le conte, forme ancienne, souvent méprisée, agit, ici, comme une fontaine de jouvence sur un genre que l’on sent parfois au bord de l’épuisement.

Un monde dévasté

« La ville où Jakub vint au monde était vide et dévastée ». On peut reconnaître un grand livre à sa première phrase. On en découvre toute la force quand on la relit après avoir terminé le roman. Elle donne le la à l’ouvrage comme les ouvertures des grands opéras nous suggèrent le monde dans lequel nous entrons. Même si c’est un cliché, la première phrase doit être une porte d’entrée et même le synopsis du livre. Lorsque Jakub naît, à la fin de la Seconde guerre mondiale, Gdansk est une ville effectivement en ruines. Mais, c’est un monde plus symboliquement vide et dévasté que Jakub va nous faire découvrir, un monde où le règne du relativisme a détruit toutes les valeurs que l’Europe portait en elle.

Jakub n’est pourtant pas insensible

Jakub est professeur de philosophie à la faculté de Droit de l’université Arthur Schopenhauer de Gdansk. Il enseigne donc sous les hospices d’un philosophe pour qui « la souffrance est la vérité commune aux êtres qui constituent le monde, et une vérité psychologique et archétypique de la condition humaine. » (Wikipédia). Schopenhauer : son nom résonne un peu comme le couperet qui attend de s’abattre sur la tête de notre héros dont la vie est sans histoire, sans aspérité. « Tout avait commencé de façon insignifiante » nous dit le narrateur au début du deuxième chapitre. Jakub n’est pas un être dépourvu de sentiment et de sensibilité, il mène simplement une vie où l’important est que rien n’arrive, et où la moindre péripétie prend des allures de drame. Sa rencontre avec une clocharde à la gare est le grand événement marquant dans la vie de Jakub. Celle-ci ne dura que quelques minutes mais entraîna Jakub dans des pensées contradictoires et troublantes, le doute et la culpabilité l’envahirent. « Le monde lui apparut comme un lieu horrible, devant lequel tous fuyaient. Certains le faisaient de façon élégante, d’autres de façon abjecte. Mais où se situait la différence ? » On comprend qu’après cette mésaventure existentielle, il ait pu décider de ne plus laisser le trouble et le questionnement s’emparer de lui. On comprend pourquoi il va rabrouer sans délicatesse la jeune étudiante venue protester de la mauvaise note dont Jakub l’a sanctionnée, alors qu’elle est persuadée de l’avoir vu noter la mention « bien » à la fin de son oral. S’il lui a mis huit, c’est que sa prestation méritait huit, il ne reviendra pas dessus. La jeune fille va se suicider, c’est du moins le bruit qui va courir à l’université. A partir de là, la vie de Jakub va basculer. Il va se mettre en quête. Tel Orphée cherchant son Eurydice en Enfer, il va solliciter son ami policier. Il va passer des journées entières à consulter des centaines de photos de jeunes filles mortes sans y trouver celle qu’il cherche. Il va toucher au Mal le plus profond lors d’une soirée sordide chez son ami, soirée dont il s’enfuira très vite. Mais, impossible de retrouver la jeune fille. Jakub décide alors de chercher un remède à son tourment, à sa culpabilité. Il veut s’en défaire. Il aura recours à la psychothérapie, au culturisme (la salle de sports se trouve dans un ancien Opéra), à l’Eglise (le prêtre organise des expositions d’art contemporain très morbides) mais c’est à chaque fois un échec. Ce ne sont que des pis-aller qui ne cherchent qu’à débarrasser Jakub de sa culpabilité, qui ont des réponses toutes faites, qui vendent du « prêt-à-absoudre », qui s’accommodent du Mal et cherchent à le relativiser.

Plus profondément en Enfer

Alors Jakub sombre. Orphée ne s’est pas aventuré assez avant en Enfer. Il va s’y enfoncer corps et âme. Il va porter sur ses seules épaules toute la culpabilité du monde. Comme l’écrit Alfred Sproede dans un texte (1) que l’éditeur a joint à son service de presse : « C’est ici que le sens caché du titre Le Pélican d’or s’éclaire. Bien sûr, il fait aussi allusion au stylo plume doré du professeur satisfait ; mais derrière ceci se cache un topique du bestiaire moyenâgeux, à savoir (…) l’allégorie du christ en pélican, qui s’est, selon la légende, ouvert la poitrine pour nourrir ses petits de son propre sang. »

Un grand roman européen

On ne racontera pas la suite du conte. On dira simplement que ce livre est un événement. Il est rare qu’un livre réunisse tant de prouesses : un personnage principal qui de quelconque va devenir saint, une ville qui semble réinventée à chaque scène où l’Histoire suinte entre chaque pierre, perle sur l’herbe des cimetières de la colline de Gradowa, une écriture qui ne s’essouffle jamais. La symbolique est, certes chargée, mais elle est maîtrisée par l’auteur. A moins d’être un fin connaisseur de la Pologne contemporaine, on passera à côté des allusions aux acteurs de la vie politique et intellectuelle du pays qui y sont faites. Mais, on lira un grand roman européen qui se hisse au niveau des grands écrits des auteurs d’Europe centrale des années 20-30.

Ici, un rêve se transforme en cirque où Lénine, Ben laden, etc., viennent faire leur numéro. Quand on fait l’amour, on crie : « Enfin ! Un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité ! Je suis un berlinois ! […] » Mais, à chaque fois, l’auteur évite de tomber dans le grand guignol et parvient à naviguer entre tragédie et absurde, à rendre tout le pathétique de la vie. Citons encore la scène de la séparation de Jakub avec sa femme Janka où les chaussures racontent l’histoire du couple.
Les trois personnages féminins principaux du récit, personnages forts et fiers, sans lesquelles rien ne serait advenu, constituent une forme de trinité presque indissociables à travers laquelle va se jouer la dialectique de la chute et du salut. C’est parce qu’elles sont à l’origine de la chute de Jakub qu’elles vont lui permettre de trouver le salut. C’est par la rédemption qu’elles lui accordent qu’il va sombrer.

Enfin, la ville de Gdansk joue un rôle central. On n'est pas écrivain à Gdansk comme on l'est ailleurs. Stefan Chwin réinvente la ville à chaque fois qu'il l'évoque dans son livre. Il en décrit toute la beauté et toutes les blessures. On a envie de courir s'acheter un billet d'avion et d'aller à sa rencontre.
 
Stefan Chwin nous oblige à regarder en face notre contemporain, il rappelle à l’Europe d’où elle vient. Comme tout conte, il y a au moins une morale à en tirer (et il y en a bien plus d’une) qui pourrait être celle-ci : il n’y a pas trente-six façons d’être au monde mais seulement deux : soit on accepte le monde tel qu’il est, tel qu’il sombre a-t-on envie de dire, sans se poser de questions, en étouffant dans l’œuf le moindre doute, soit on le refuse et on le quitte. L’auteur semble nous dire, mais c’est une interprétation, qu’il préfère la deuxième solution, même si, au final, dans l’un ou dans l’autre, l’individu contemporain court à sa perte.

Il est absurde, quand on ne connaît pas un mot de la langue originale, de dire que la traduction est très bonne. Mais, si le texte en français est de toute beauté, il doit beaucoup au travail du traducteur qu’il faut saluer ici.

On espère que les précédents romans de Stefan Chwin seront bientôt traduits.


Philippe Menestret

(1) Alfred Sproede, postface aux Leçons de poétique de Dresde tenues par Stefan Chwin.


Stefan Chwin, Le Pélican d'or, Traduit du polonais par Frédérique Laurent, Circé, septembre 2009, 20 euros

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