Petit biographie de concierge bavarde sur Henrik Ibsen

De la biographie d’un écrivain, d’un poète, d’un dramaturge, surtout s’il s’agit d’un auteur important, a fortiori national, on attend qu’elle éclaire d’abord et surtout l’œuvre. On ne s’intéresse à la vie d’un écrivain qu’à cause et à proportion de l’importance de son œuvre. 

Certes, il est des écrivains qui de leur vie ont fait un roman, tel Byron, Shelley, Stendhal ou Villon, mais la plupart des grands écrivains ont passé le plus clair de leur temps à une activité qui ne permet guère au biographe de verser dans l’épopée ou la saga : l’écriture. Une fois qu’on a dit que Flaubert hurlait ses textes dans son « gueuloir », qu’il était épileptique et avait voyagé avec son camarade Ducamp en Orient, que Balzac dormait peu et buvait beaucoup de café, qu’il épousa tardivement, qu’on a détaillé – le cas échéant – les menues galipettes de l’auteur, on se retrouve bien coi. Autre pain béni pour le biographe: le voyage ; où est-il parti ? pourquoi ? comment ? avec qui ? etc. 

Le défaut des biographies d’écrivains, et en général des artistes, c’est d’être écrites par de pitoyables concierges plus férus d’anecdote que d’information, de justification rétrospective que d’authentique explication. A la lecture des biographies, je repense en général à ce vers de René Char qu’on trouve dans les Feuillets d'Hypnos : « (Prends garde à l'anecdote. C'est une gare où le chef de gare déteste l'aiguilleur.) » Le plus souvent, la biographie nous bloque en gare et ne nous indique guère de piste pour goûter vraiment l’auteur raconté.

La biographie que Jacques De Decker consacre à Henrik Ibsen (1828-1906) est une biographie de concierge, surtout coupable de ce péché de bavardage. Rien ne nous est épargné des menus déplacements du vrai fondateur de la littérature norvégienne, de certains des différends avec tel ou tel personnage secondaire, mais il nous est donné bien peu d’éléments pour comprendre la place d’Ibsen dans les lettres norvégiennes, scandinaves (la Scandinavie est une invention de son siècle, du XIXe siècle, qui consista surtout en une solidarité de vaincus) et mondiales.

Ce qu’on aurait aimé comprendre un peu, à la lecture de cette biographie, c’est en quoi Ibsen est un auteur aussi important et original que Goethe ou Shakespeare, tant pour son pays et sa langue que pour la littérature mondiale ; mais surtout comment un auteur écrivant une langue sans représentation politique, tiraillée à l’époque entre plusieurs dialectes et, au moins, deux versions officielles, une langue perdue au Nord d’une Europe qui n’a d’yeux que pour Paris et Berlin, a pu suscité une passion telle, une passion si grande que Joyce alla jusqu’à apprendre le norvégien pour le lire dans le texte.

Notre biographe s’extasie beaucoup. Nous harcèle d’adjectifs. Chaque pièce, sous sa plume, est sa plus grande – son usage du superlatif est légèrement contradictoire, et très contagieux d’un chapitre l’autre. La plupart du temps, occupé aux superlatifs, l’auteur nous raconte à peine la pièce dont il ne cite pratiquement jamais de passages. De fait, plutôt que de donner un échantillon et un aperçu, il nous impose une interprétation digne, au mieux, des plus paresseuses quatrièmes de couverture. Le dramaturge n’est jamais vivant sur la page et son œuvre n’a jamais la parole.

Jacques De Decker s’étend longtemps sur l’enfance et la jeunesse d’Ibsen dans le Sud-Est de la Norvège. Tout est anecdotique : on ne sait rien, ou si peu, sur la situation linguistique du dramaturge : par exemple, le fait que sa scolarité ait été si brève aurait pu lui rendre plus difficile l’accès à la littérature écrite dans en dano-norvégien, alors qu’il fut élevé dans un dialecte norvégien plus archaïque. Il est possible de trouver là une des sources de l’intimité d’Ibsen avec le norvégien dont il maîtrisait plusieurs versions. 

A propos de la jeunesse d’Ibsen, ce qui obsède l’auteur, c’est l’idée de trouver dans chaque épisode, dans chaque épisode une scène primitive à quelque motif à venir dans son théâtre. Selon le principe un peu naïf d’après lequel « tout conspire », « rien n’est sans raison », on doit pouvoir expliquer tout élément de son théâtre par sa biographie et tout élément de sa biographie offre une clef pour comprendre son œuvre. Les quelques mois où Ibsen est assistant pharmacien, Jacques De Decker parvient à en faire des mois initiatiques pour acquérir telle ou telle qualité : « La précision qui présidait à l’élaboration de ses ouvrages, il l’a peut-être acquise dans l’arrière-boutique où on lui confiait la confection de remèdes dont il devait contrôler méticuleusement la composition. » En lisant cela, on s’étonne un peu et on remercie Dieu qu’Ibsen n’eût pas été assistant-charcutier ou apprenti tanneur.

L’autre aspect du « tout conspire », c’est l’obsession des modèles : Jacques De Decker scrute tout l’entourage d’Ibsen du berceau à la mort afin de pouvoir trouver pour chaque personnage (au moins chaque personnage principal) la personne qui l’a inspiré. Non seulement le résultat n’a aucun intérêt, mais encore le procédé est sot et stérile dans la mesure où, alors, l’auteur se dispense d’en dire davantage sur le personnage lui-même. Peu nous importe l’hypothétique modèle. Cette obsession le conduit même à des remarques particulièrement stupides, pour cause d’ignorance : voulant ainsi fonder son rapprochement entre une personne connue d’Ibsen et le personnage principal de La Maison de poupée, Nora, Jacques De Decker écrit ceci : « Nora, de plus, rime avec Laura (Kiefer) et avec Selma, la première esquisse du personnage, qui apparaît dans L’union des jeunes. » Rappelons que la terminaison en « -a » est la plus fréquente dans les prénoms féminins scandinaves. Autant s’extasier sur le peu de consonnes d’un nom en arabe où elles de toute façon fort peu nombreuses !

Cette pratique du rapprochement est si absurde que notre biographe finit même par avouer l’inanité de sa quête, à propos de Hedda Gabler, où il est question de « la difficulté que l’on éprouve à la mettre en connexion avec la biographie de l’auteur. » Traduction : je n’ai pas trouvé de modèles des personnages parmi l’entourage proche d’Ibsen ! Diantre ! Cette remarque vaut pour toute l’œuvre d’Ibsen telle que présentée dans cette biographie : elle finit par n’être qu’un échos anecdotique aux rencontres du dramaturge.
A l’appui de ces divagations, il cite certains passages de discours et lettres d’Ibsen. Ces citations sont toujours éclairantes et belles : elles font regretter, chaque fois, leur trop petit nombre. La biographie est bavarde et musèle Ibsen !

Jacques De Decker donne cependant quelques éléments qui permettent d’entrevoir l’émulation et l’énergie des jeunes intellectuels norvégiens de l’époque participant à l’aventure romantique de la conquête de l’indépendance de cette vieille nation. Cependant, ses éléments ne permettent pas de mesurer l’importance de cette situation dans l’énergie et la rage qu’on trouve souvent dans le théâtre de Henrik Ibsen. 
De fait, Ibsen fut d’abord un arriviste qui parvint à s’élever à force d’étude et de volonté, puis un résistant obsédé par sa mission de donner à la Norvège une littérature digne de nom, prélude et adjuvant à l’indépendance politique, un exilé volontaire, un auteur très vite célèbre et parfois mal compris.

Tout occupé à nous raconter les menus déplacements du maître, Jacques De Decker oublie, la plupart du temps, de nous faire sentir, de nous faire voir la vie de cette homme dans sa réalité politique, linguistique, littéraire, etc. Ibsen vécut en Italie, en Allemagne et séjourna souvent au Danemark, et on ne sait que peu de choses de ses contacts avec ces langues, de l’éventuel contact qu’il put avoir avec leurs littératures.

C’est sans doute le défaut principal de cette biographie que d’omettre peu ou prou la question des lectures du dramaturge. Quelques mentions sont faites de Kierkegaard et de Nietzsche pour supposer qu’il les ait lu ; or, on aurait aimé en savoir davantage sur les auteurs qu’il lisait, sur ceux qu’il relisait, sur les traductions qu’il consultait, sur son rapport à la tradition folklorique nordique, sur l’ampleur de sa dette à son égard. 

D’autre part, on aurait aimé en savoir plus des lectures d’Ibsen proposées à travers le monde. Sur ce point, le chapitre que Pascale Casanova consacra à Ibsen dans La République mondiale des Lettres (Seuil, 1999) est très supérieur à la biographie. Elle y note notamment que « Henrik Ibsen est une figure centrale des relations littéraires européennes entre 1890 et 1920. Devenu, comme malgré lui, le symbole d’une modernité théâtrale européenne, il va être interprété, lu et mis en scène dans tous les théâtres du monde, à partir de grilles interprétatives diamétralement opposées, produit des catégories littéraires et esthétiques de ceux qui consacrent. »

Chacun son Ibsen en somme. Pascale Casanova note ainsi qu’en Angleterre (et dans tout le monde anglo-saxon) on le lit comme un auteur essentiellement réaliste tandis qu’à Paris, on le lit surtout comme un auteur symboliste. Jacques De Decker aurait dû sans doute nous en dire un peu plus sur ce fait étrange et nous montrer davantage comment l’œuvre d’Ibsen permet justement les deux lectures.
    
On retire de cette biographie une grande frustration, comme lorsqu’on aperçoit un ami de loin, qu’on le hèle mais qu’on ne peut finalement pas vraiment l’approcher. On ne sait pas si on est content de l’avoir aperçu ou agacer de ne pas lui avoir parlé.

Vient s’ajouter à ce sentiment une grande colère à propos de la traduction des titres qui suit la mode idiote inauguré par Régis Boyer qui consiste à ne pas proposer d’article lorsque le norvégien ne propose pas, nonobstant la différence de régime des articles dans les deux langues. Il est assez désagréable de lire que « Ibsen a écrit Maison de poupée ». 

L’auteur est de plus impardonnable d’écrire à propos de Grimur Thomsen, le grand poète et écrivain islandais : « Elle y avait vécu une passion dévorante avec Grimur Thomsen, un  poète finlandais qui, comme elle le confia à son amie… » Ibsen n’aurait pas fait cette faute de confondre le Duché de Finlande, propriété du Tsar de Russie avec l’Islande, colonie sous l’autorité du roi du Danemark. De plus, pour un Norvégien, Grimur Thomsen n’est pas un poète islandais, mais ce grand poète islandais. 
    
A propos des anecdotes que nous livrent cette biographie, on peut mentionner le fait que Un ennemi du peuple fut d’abord traduit par la fille de Karl Marx, Eleanor, et que le mot chinois qui signifie « féminisme » est construit sur une racine qui vient du nom « Nora », le personnage principale de La Maison de poupée

Pour l’anecdote, nous fêtons dans un mois le centenaire de la mort de Henrik Ibsen qui, pour son anniversaire, aurait mérité mieux que ce bavardage de concierge et que ces illustrations qui donnent la nostalgie des plaquettes soviétiques de la grande époque. Au lecteur soucieux d’honorer la mémoire du maître norvégien, on peut conseiller la lecture ou la relecture de ses œuvres dans la traduction de P. G. La Chesnais et de fuir celle de M. Régis Boyer.


Cyril de Pins


Jacques De Decker, Ibsen, Gallimard, "Folio Biographie", février 2006, 220 pages, 5,40 € 

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