"Il faut qu'on parle de Kévin" : comment une famille aux apparences ordinaires peut-elle engendrer un tueur sans scrupules ?

« L'enfer, c'est les autres ... ceux à qui l'on est lié »
(Lionel Shriver)

Nombreux sont les romans qui ont été inspirés du massacre de Colombine. À l'instar de Hey, Nostradamus !, de Douglas Copland, roman dans lequel une victime témoigne depuis le paradis. C'est ici la mère du meurtrier qui, comme l'indique le titre, nous parle de son fils, Kevin, dans des lettres sans réponse adressées au père. 
L'écrivain évacue rapidement l'aspect sociologique de l'événement, en évoquant ce phénomène de mode , la fusillade de collégiens, qui s'est répandu comme une traînée de poudre aux Etats Unis depuis Columbine. En revanche, le regard de la mère permet une incursion profonde dans la genèse d'un monstre. 

Plus que la reconstitution d'un drame, Lionel Schriver nous propose l'autopsie des relations familiales à travers le regard maternel privilégié, lucide et sans concession. Elle arrive ainsi, avec finesse, à nous faire comprendre l'origine d'un acte qui semble insensé, et à la fin du livre, le lecteur se surprend à éprouver presque de la compassion pour le monstre, ou tout du moins, de la compréhension.

Une dramaturgie impeccable

Le récit est réglé comme une horlogerie de bombe à retardement. L'incipit plonge d'entrée le lecteur dans la violence de ce qui va suivre. L'héroïne fait ses courses dans un supermarché, et rencontre une autre mère, qu'elle s'ingénie à fuir, abandonnant son caddie. Lorsqu'elle le retrouve pour passer à la caisse, une fois le danger écarté, elle s'aperçoit que l'ennemie a brisé les douze œufs dans leur boîte. Cet acte nous initie à une violence jusqu'à présent rarement évoquée dans les livres : la violence maternelle. Une mère brise des œufs, symboles forts d'une progéniture fragile. À partir de cet événement initial, on s'interroge : qu'est-ce qui a pu susciter un acte si brutal ? Le reste du récit y répondra très habilement, balançant le lecteur dans une chronologie très rigoureuse.

La temporalité du récit s'articule autour de retours en arrière qui nous mènent selon une progression rigoureuse et de plus en plus prenante vers le moment de l'énonciation. La mère, entre deux visites au centre de redressement où est détenu son fils, écrit pour se souvenir, pour comprendre comment tout cela a pu advenir.

Elle procède par étapes, moments décisifs dans l'épanouissement d'un monstre. Ces incursions dans son passé recèlent de nombreuses anticipations sur ce qui va advenir. La mère décide de concevoir l'enfant, non sans de nombreuses hésitations. Déjà âgée, elle se fait faire secrètement une amniosynthèse. Le résultat est positif, mais l'énonciatrice commente, non sans une certaine amertume : « mon erreur n'a pas été de passer le test en cachette, mais de m'être sentie rassurée par le résultat. Le test du Dr Rhinestein ne portait ni sur la capacité de nuisance, ni sur l'indifférence méprisante, ni sur la méchanceté congénitale ». De quoi donner des frissons à toutes les futures mamans !

Au fur et à mesure de la remontée dans le temps, le malaise grandit, et l'on perçoit de plus en plus clairement l'insoutenable événement dont le narrateur a entrepris de faire la genèse. Des indices de plus en plus inquiétants préfigurent le drame, et cette impression diffuse et malsaine laisse place à l'horreur. 

À propos du père, interlocuteur absent, par exemple, on s'interroge : pourquoi est-il absent ? Pourquoi ne répond-il pas ? Pourquoi se sont-ils séparés ? Pourquoi a-t-il obtenu la garde de la petite sœur, Celia ? La réponse n'est livrée qu'à la dernière page.

Lionel Schriver, élucidant l'incompréhensible, ne laisse aucune interrogation en suspens, c'est pourquoi il est difficile de fermer le livre avant la dernière page, tant ses révélations sont bien orchestrées. Au fur et à mesure que le regard maternel l'autopsie, le monstre se révèle dans toute son horreur, et l'on y découvre même de l'humain.

Autopsie d'un monstre

Il s'agit d'un enfant nourri au lait noir maternel. Tous les signes rassurants d'une maternité se sont inversés, et ce depuis la naissance. L' accouchement fut atrocement douloureux, « À l'instant précis où il est né, j'ai associé Kevin à mes propres limites – qui n'étaient pas seulement celles de la souffrance, mais celles de la défaite ». Le nouveau-né dédaigne avec dégoût le sein d'une mère à laquelle il n'inspire aucune affection. Il empoisonnera ensuite le lait maternel, provoquant une infection chez la mère. 

Arrivé à l'âge de la parole, il développera un langage « gna-gna » syllabique malsain autant qu'exaspérant, inaugurant ainsi un jeu pervers qui se poursuivra pendant les années qui vont suivre. Le petit Kevin va s'ingénier à, méthodiquement, provoquer et détruire sa mère par l'intermédiaire des objets qui lui sont chers, créant ainsi des liens filiaux d'une violence et d'une intensité dérangeantes, parfois insoutenables.

Le petit garçon, refusant d'aller aux toilettes, offrant en guise de babillage ses déjections, devient tellement insupportable à Eva, sa mère, que cette dernière lui casse le bras. L'enfant ment aux médecins, prétexte une chute. Le pacte est ainsi scellé, celui d'une alliance monstrueuse entre la mère et son fils. Eva, d'ailleurs, à la naissance de Kévin, se qualifie elle-même de monstre. La relation est diabolique, mais très forte entre les deux personnages. Le fils triche avec son père en lui présentant un bon visage, mais il respecte suffisamment sa mère pour lui révéler son visage terrifiant.

De l'extérieur, Kévin ressemble trait pour trait aux auteurs du massacre de Columbine. Comme eux, il vient d'une famille respectable, a des notes tout à fait convenables. Cependant, il présente des aspects inquiétants : il est pestiféré par ses camarades, ne possède rien, à part un ordinateur, porte des vêtement trop petits. La mère, lucide, sait bien que cette aspect placide est en fait lissé avec soin : son fils s'efforce en classe d'obtenir des résultats passables à l'école, malgré ses grandes capacités.

Et puis, il y a les actes de plus en plus monstrueux qui s'accumulent autour de lui, qui ne semble éprouver aucun remords. Cependant, Lionel Schriver rend son portrait d'autant plus crédible qu'elle le fait tout en nuances : son monstre a des aspects humains et fragiles.

Kevin tombe malade à douze ans, et révèle, l'espace de quelques jours, un visage tendre et vulnérable qui le métamorphose. On découvre aussi, petit à petit, que le lien exacerbé que l'enfant a tissé avec sa mère n'est pas fait que de haine et de rejet : à la fin du roman, la mère surprend par hasard une preuve de l'affection profonde que lui voue son fils. Ainsi, l'autopsie de ce monstre se révèle effroyablement réaliste et plausible. De plus, ce personnage démasque toutes les failles qui peuvent s'ouvrir dans les liens familiaux et sociaux. C'est de ces brèches que naissent les actes monstrueux. 

L'enfer d'une famille

L'auteur répond finalement à cette question : comment une famille aux apparences ordinaires peut-elle engendrer un tueur sans scrupules ? L'analyse est terrifiante, car  elle dépasse les frontières d'un pays : le roman pointe du doigt des dysfonctionnements et des douleurs universels.

Le couple parental est fondé sur des malentendus, et un manque cruel de communication. La différence se fait ressentir au niveau culturel : Franklin Plaskett est un américain moyen, Eva Khatchadourian est d'origine arménienne. Elle ne cesse de critiquer certains aspects de la société américaine, comme les 4x4, qui l'horripilent. Cependant, par amour pour son mari, elle tente d'épouser un way of life qui n'est pas le sien. Elle cesse ses fréquents voyages à travers le monde pour s'occuper de son fils, et accepte le déménagement dans une grande maison de banlieue, habitat qu'elle trouve tout de suite laid, qu'elle n'arrivera jamais à faire sien. Mais un gouffre d'incommunicabilité et de silence bée entre elle et son compagnon.

Il achète cette horrible maison sans lui en parler, pour lui faire la surprise. Il ne se rend pas compte qu'il piétine la sensibilité de son épouse car il ne sait pas l'écouter. La naissance de l'enfant va agrandir cet écart. Il y a tout un débat autour du patronyme de l'enfant : Kevin aura finalement un nom à l'américaine, comme son père, mais prendra le nom arménien de sa mère. D'emblée, cette tentative de réconciliation est vouée à l'échec : l'enfant présente un visage totalement différent à l'un et à l'autre de ses parents, sourit à son père, grimace à sa mère, si bien que Franklin ne comprend pas lorsque sa femme tente de l'avertir. Il est donc logique que Kevin Khatchadourian devienne « KK », le monstre qui défraye la chronique.

La société dans laquelle évolue Kévin n'est pas épargnée : comblant ses enfants dès la naissance de tout ce qu'ils peuvent désirer, elle provoque en eux un profond sentiment de dégoût. Kevin, bébé, regarde le monde sans intérêt, avec lassitude, et reste sans réaction dans son parc, devant les jouets qu'il dédaigne. Il développe précocement, et de façon exacerbée, un profond cynisme. Puisqu'on ne lui a pas donné l'occasion de pouvoir construire quoi que ce soit, il va employer son intelligence à détruire. Il va devenir, comme beaucoup de ses pairs, un hacker, collectionnant avec soin ses virus informatiques, et, toujours impuni, va se tourner naturellement contre la vie, et contre tous ceux qui pèchent par le crime d'enthousiasme. Après lui, d'autres prennent la relève, et essaient à leur tour de dépasser la grisaille tranquille de leur quotidien en essayant de laisser leur trace rouge sang dans l'histoire.

Bien sûr, on a le sentiment que Kévin, à la fin du roman, réalise combien tout cela est vain. Mais il est déjà trop tard...

Elsa Bénéjean


Lionel Shriver, Il faut qu'on parle de Kévin, traduit par Françoise Cartano, Belfond, septembre 2006, 450 pages, 22 € 

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