Luba Jurgenson, "Trois contes allemands" : une superbe écriture

L’un des ouvrages romanesques les plus déroutants de ces derniers temps.

Dans une sorte d’avant-propos, l’auteur se prend le bec avec Rilke. L’une des plus savoureuses querelles posthumes jamais écrites ; je confesse y avoir cédé à une crise de fou rire. Rilke, en effet, n’aurait rien compris au thème de la Jeune fille et la Mort, qui inspira à Schubert le quatuor éponyme. D’ailleurs, apprend-on, sa mère le déguisait en petite fille quand il était enfant, et le mot allemand mädchen, « jeune fille », est mystérieusement neutre (Mark Twain le déplora dans The awful German Language, observant que le navet, lui, était sexué). Il y avait peut-être un rapprochement à faire entre les thèmes de la Jeune fille et la Mort et du Roi des Aulnes. Bref. Le fond de la question apparaît vite : c’est le tourment d’une certaine intelligentsia qui, au début de l’atroce XXe siècle, se trouva déchirée entre la Russie et l’Allemagne, plus exactement la Prusse. Ainsi apparut une nouvelle variété de déracinés. Et pis encore quand ils étaient juifs. Ce fut le cas de la famille de l’auteur, grands éditeurs de musique dans la Moscou impériale. La quatrième de couverture annonce d’ailleurs que les trois contes sont « trois drames de la judéité ».

 

Le premier, Anita, est saisissant : on jurerait que c’est un texte inédit de Novalis ou de Chamisso, n’était qu’il se situe après la Première Guerre mondiale. En principe, il raconterait l’histoire presque fantastique du mariage raté d’un jeune hobereau poméranien, Christoph von Pasenow, avec une artiste juive, Anita Grube. Après une extravagante histoire de déplacement d’un vieux piano, Anita s’enfuit avec le cousin de son mari, Anton. Incidemment, si Christoph est neurasthénique, Anita est carrément folle et l’on peine à savoir pourquoi ces deux oiseaux n’ont jamais voulu se marier.

 

La qualité de l’écriture est superbe. Je recommande, par exemple, la description d’un rayon de soleil qui visite l’époux abandonné et malade. Pour Luba Jurgenson, le ratage conjugal proviendrait de la répugnance du mari pour la juive. Question : pourquoi Anton n’éprouve-t-il pas la même réticence ?

 

Qu’importe, la fascination de ce récit onirique porte au deuxième conte, La Rue : non, pas celle du film de Pabst, mais celle du tableau éponyme de Balthus. Les nombreuses références à ce peintre font d’ailleurs écho à la querelle contre Rilke, qui avait été l’amant de Baladine Klossowska, la mère de Balthus, et qui aurait transmis à ce dernier la manie des particules (il insistait pour qu’on s’adressât à lui comme « comte de Rola »). Bref. C’est une longue rumination autobiographique d’un certain Moritz Dower, exilé aux États-Unis, sur deux personnages, un docteur Koch et un philosophe antiphilosophique, Rosenzweig, qui oscillait entre judaïsme et christianisme. Personnage pour le moins compliqué – il déclare ainsi : « Je voulais entrer dans le christianisme en étant juif » – Dower reçoit un jour la visite d’une femme très belle qu’il avait convoitée vingt-cinq ans auparavant, au nom provocateur : Freya von Moltke. Von Moltke ? De la famille des célèbres militaires prussiens ? Rien de moins. S’ensuit une longue et tempétueuse conversation entre elle et Dower sur Rosenzweig, et puis Dower semble se dissoudre dans la folie. On relève qu’il a un rapport obsessionnel avec la langue allemande.

 

Cette fois, c’est la perplexité qui engage à la lecture du troisième conte, Happy End. Nous sommes à Nüremberg dans les années 1970. Au bref avant-propos se greffe un morceau incongru, un fragment d’opéra, oui, d’opéra, intitulé Falsche Welt. Gruss Gott ! Citons-en deux vers :

 

« Aux amoureux de la culture

Offrons le diable en pâture… »

 

Il est écrit par une Baladine Lansac-de-Chaumes, et il y en a seize pages (sans la musique), mais on ne voit pas le rapport avec la suite, de nouveau de longues considérations sur Rilke, une histoire d’infanticide commis par la mère et causé par le fait que le père de l’enfant était juif, et à la fin, le suicide d’un professeur de physique épargné par les nazis, Heinrich Bornstein. Il était apparemment, mais seulement apparemment, le père en question, et d’ailleurs l’enfant n’a pas été noyée…

 

Gerald Messadié

 

Luba Jurgenson, Trois contes allemands, éditions Pierre Guillaume de Roux, avril 2012, 367 p., 21,90 €

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