Les beaux rébus de Serge Bramly

Une année littéraire s'achève, il y a beaucoup été question de gens célèbres. De Herzog à saint Augustin en passant pas Holbein ou Warhol, le "roman" consacré à la vie des grands hommes se porte bien, pour le meilleur parfois et souvent pour le pire. J'ai eu à maintes reprises l'occasion de m'étendre là-dessus. Parmi de multiples récits dont le héros n'est souvent qu'un argument de vente, bien peu tirent tout, des choix narratifs à la phrase, d'une figure dont l'élection prenne par là un caractère de nécessité. Aussi n'est-il pas inopportun de finir l'année en disant quelques mots d'Orchidée fixe. Le roman est paru en août 2012, mais un programme de publications envoyé à la place d'un autre, acte manqué de l'attachée de presse ou caprice du hasard objectif, fait qu'il vient seulement de me tomber dans les mains : si j'étais la narratrice de Serge Bramly, j'en tirerais bien des conclusions.

 

C'est Nina, laquelle écoute son grand-père parler à un universitaire américain du bref séjour qu'en 1942 Marcel Duchamp, sur le chemin de l'exil aux Etats-Unis, a fait près de Casablanca. Le père dudit grand-père a recueilli l'artiste en transit dans le bar qu'il a ouvert pour tromper l'inaction à quoi les lois anti-juives de Vichy le condamnaient.

 

Bramly s'est engouffré dans un trou noir de la biographie de Duchamp, avec pour seul viatique une phrase dans une lettre à Henri-Pierre Roché : "Je couche seul dans une salle de bains, très confortable, à 7 kilomètres de Casa au bord de la mer". L'auteur d'Orchidée fixe fait comme le grand-père de Nina, qui "brod[e] sur la trame ténue de souvenirs dont beaucoup (…) [ne sont] que les vestiges d'impressions que lui [a] communiquées son [propre] père". Et nous écoutons Bramly broder comme le chercheur Tobie Vidal écoute l'aïeul de Nina, qu'il est venu interroger dans sa retraite à Tel-Aviv.

 

Mais il y a plus que cette mise en abyme somme toute assez classique dans Orchidée fixe, et on ne s'aperçoit que progressivement de la virtuosité avec laquelle Serge Bramly entrecroise ici des matériaux autobiographiques, historiques et fictionnels avec ceux que fournit l'histoire de l'art. Le titre, calembour emprunté à Duchamp lui-même, annonce une méthode. Et celle-ci se voit précisée lors de la description par la narratrice d'une œuvre de l'artiste dont les composantes fonctionnent comme "les éléments d'un rébus complexe". De même en effet que le calembour et le rébus cachent un message dans un autre, nous avons ici plusieurs histoires en une : dans le récit du récit du séjour de Duchamp s'emboîtent la vie du grand-père et de l'arrière-grand-père Zafrani, l'évocation de la période historique, l'histoire de la famille de Bramly lui-même, la liaison qui s'annonce entre Nina et Tobie Vidal… Entre toutes ces histoires imbriquées, comme entre les éléments de l'installation décrite par Nina, "des relations s'établiss[ent]", sous le signe de "l'infra mince" cher à l'auteur de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même.

 

La phrase de Bramly, tendue, saccadée, souvent cocasse, est à l'image de ces "sautes" incessantes qui séparent et rapprochent les différents fils narratifs. Changements permanents de points de vue, combinaisons discrètement vertigineuses : Duchamp, vu par le grand-père Zafrani, en train de contempler un paysage nocturne "avec une grande indulgence" ; les joueurs de l'Éden essayant d'apprivoiser le hasard sous les yeux fascinés de Duchamp vu par Nina tel qu'elle l'imagine à travers les propos de son aïeul ; Tobie Vidal observé par Nina tandis qu'il écoute le même…; on n'en finirait pas. Et tout cela sans rien d'aride, au contraire, drôle, vivant et, pour employer un adjectif qui a eu son heure de gloire, ludique. Mais avec au total plusieurs sujets de méditation emboîtés, et non des moindres : l'Histoire, la famille, le judaïsme, l'art et le regard, le mystère des coïncidences… Les grands hommes ont parfois du bon.

 

Pierre Ahnne

 

Serge Bramly, Orchidée fixe, JC Lattès, août 2012, 288 pages, 18 euros

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