Les Tiroirs de Visconti, de Didier Goupil : Démons et merveilles

C'est, d'abord, l'histoire d'une maison. Une de ces anciennes maisons que l'on dit bourgeoises, comme il s'en trouve encore en province. Au centre d'une bourgade girondine. Avec plusieurs étages et un jardin de curé. Banale, en apparence. Comme les Silènes de la parabole socratique citée par Rabelais. A l'intérieur, peuplée de trésors dont chaque pièce, parcourue au cours d'une visite au tracé soigneusement étudié, révèlera au lecteur les splendeurs baroques : mobilier somptueux, décor trahissant une dilection pour les associations insolites ou incongrues, mariant volontiers le sacré au profane. Oiseaux naturalisés y voisinent avec chasubles et étoles damassées, candélabres et crucifix. Gravures, lampes, coussins de grand prix. Le portrait en pied du Comte de Paris y fait face à un immense plan de la Capitale au XVIe siècle. Jeanne la Folle et Philippe le Beau, de chaque côté de la porte, veillent sur l'accès d'une salle carrée.

 

Et puis, métamorphosant chacune des pièces en autant de salons ou de cabinets de lecture, des livres. De toute sorte. Exquisément reliés. Ils servent de fil rouge entre les êtres de la maison, participent de son ordonnancement. Des éditions originales de grand prix, des prosateurs et des poètes vêtus des meilleurs cuirs, imprimés sur les plus beaux papiers. Maints auteurs oubliés, tel Loti. Quelques autres plus sulfureux encore, Apollinaire, Bataille, Sade. Et, parmi les contemporains, Tony Duvert et Gabriel Matzneff. Ils font l'objet d'une sorte de culte.

 

Dans sa description d'une demeure abritant plus de merveilles que la caverne d'Ali Baba, Didier Goupil manifeste une manière de gourmandise dont la contagion s'étend très vite à quiconque accepte de lui emboîter le pas. Il détaille avec un constant souci d'exactitude bureau, salles à manger, à vivre ou à rêver. Jusqu'au vestibule et à l'escalier dont les volées successives tiennent de la galerie de musée. Jusqu'à la salle de bains conçue pour associer au luxe le calme et la volupté.

 

Il va sans dire que ce décor, qui offre, au sens propre, des raffinements de palais oriental, a une fonction métaphorique. Ou, plus exactement, il sert de miroir à celui qui l'a conçu, l'occupe, et va jouer, au cours de la visite, le rôle de cicerone. Un révélateur qui conduit le maître des lieux à progressivement se raconter, se livrer, au travers d'anecdotes, d'épisodes de sa vie qu'un objet, un ouvrage cueilli dans sa bibliothèque, une phrase saisie au vol, une question de son interlocuteur font émerger de sa mémoire. Si bien qu'un va-et-vient s'établit entre l'extérieur et le for intérieur d'où surgissent des souvenirs enfouis - ou longtemps celés.

 

En réalité, nulle préméditation. Nulle maïeutique formelle dans ces échanges qui conservent de bout en bout leur caractère impromptu. Les jeux de la conversation et du hasard entre un visiteur pris par son sujet, séduit par les merveilles qu'il découvre, et un hôte assez confiant pour peu à peu s'apprivoiser et offrir ses trésors les plus intimes et les plus chers. Ainsi ce dernier prend-il corps peu à peu - corps et âme s'entend - et la personnalité qui se dévoile au fil des pages est assez attachante pour que la moindre intrigue n'apparaisse ici superflue. Pis encore, un risque de parasitage dans un récit nourri seulement par "les sentiments et les passions des personnages", dans la meilleure tradition racinienne.

 

Ce qui est passionnant, dans cet échange que l'on pourrait qualifier de psychanalytique si le mot et la chose ne portaient une charge aussi barbare et négatrice de toute poésie, c'est la parfaite adéquation entre la maison et son propriétaire. Celui-ci, d'aspect peu avenant, comme le logis dont il a fait élection, mais aussi riche à l'intérieur. Doté d'une personnalité forte, originale, dont il ne se soucie guère de celer la part d'ombre. Un dandy pétri de culture, et pas seulement livresque. Soucieux jusqu'à l'extrême de son élégance vestimentaire. Amateur de tous les raffinements. Un esthète amoureux des arts, peinture, musique et même, plus inattendu, chansonnette. Un misanthrope ne nourrissant guère d'illusion sur ses contemporains - ni, en définitive, sur l'être humain en général. Attachant à proportion même des défauts qu'il révèle, son goût immodéré de collectionneur, sa propension à une forme d'égotisme qu'il ne nie pas plus qu'il ne le revendique pour s'en faire une vertu.

 

Un homme qui, pour la rendre supportable, a su introduire la fiction dans sa vie. Qui a su modeler son existence comme il a su agencer sa demeure. Qu'on ne s'y trompe pas, toutefois : sous la somptuosité du décor, cette maison a une âme. On en perçoit les vibrations que l'auteur excelle à suggérer. De la même façon, Paul M., son héros, ne se satisfait pas plus du superficiel qu'il n'a de complaisance pour le médiocre. Ses propos révèlent une profondeur, témoignent d'une réflexion qui n'esquive jamais les questions essentielles. Il leur apporte une réponse esthétique. Ce qui, en ces temps avilis, suffirait à attirer sur lui la sympathie.

 

Tel est le héros de ce roman singulier. Sorti tout armé de l'imagination de Goupil ? Inspiré par l'observation ? Qu'importe. Il est tant de passerelles ou de passages secrets entre fiction et réalité qu'il serait vain de chercher entre elles une ligne de démarcation. Au fait, pourquoi ce titre, et que vient faire ici Visconti ? La fin du roman le révèlera. Il suffit de savoir que ses tiroirs sont pleins de merveilles. Comme la vie lorsqu'on en fait une oeuvre d'art.

 

Jacques Aboucaya

 

Didier Goupil, Les Tiroirs de Visconti, Naïve Livres, août 2013, 123 p., 17 €.

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