Juana Salabert : Madrid, sang et or

Il faudrait ne jamais lire les critiques (je préfère dire : les chroniques) des lecteurs éminents qui nous ont précédés. Ainsi, El Cultural annonce « un livre trépidant, qui décrit l’Espagne au bord de l’explosion sociale », et je vous épargnerai la citation de Monsieur Rodriguez, dans El Mundo. Gageons que Le Monde, par chez nous, qui lit tous les romans étrangers avec retard, écrira la même chose qu’El Mundo, voire que nous-mêmes ici.

Roman, donc, et roman « noir », tel le titre de la collection, qui décrit l’Espagne au bord de l’explosion sociale, nous sommes bien d’accord. Juana Salabert, avec la précision d’une entomologiste et le souci du détail d’une taxidermiste penchée sur un vison rétif, peint à grands coups de brosse et aussi au petit pinceau en poil de martre, tout fin, une Madrid empêtrée dans les tractations financières, les souffrances des pauvres, les cris des survivants – disons-le d’emblée : c’est fort bien.

On craint que l’auteur ne connaisse de l’Espagne que la région où elle vit, car si elle se rendait de temps à autre en Andalousie, vers Estepona ou vers Sanlucar de Barrameda, à une heure et quelque de Séville, chez les pêcheurs devenus clochards et les ouvriers rendus fous, elle pourrait constater une situation encore bien pire… Mais Madrid est un champ de ruines et d’explorations assez vaste pour elle, il est vrai.

Nous pénétrons donc à sa suite dans les officines des prêteurs sur gage, des acheteurs de métaux précieux, d’où cette Règle de l’or qui assurément a déjà démoli nos existences, notre rapport aux autres personnes et aux objets. Nous savions déjà tout cela, mais l’auteure le redit avec sa force singulière. Or, d’une certaine manière, les méchants sont déjà punis… Un acheteur d’or est tué, puis un autre, et un troisième. Le délicat inspecteur Alarde enquête. Avec l’aide de ses collègues, de ses amis, d’une collègue point trop sotte et de sa propre perspicacité, il arrête le ou les ou la coupable (on ne vous révélera rien !) vers la page 250.

Le malheur est que, dès la page 135 très exactement, nous devinons qui sont le ou les ou la coupable(s), nous savons que c’est la dame qui porte des Louboutin et qui affiche ses semelles rouges avec délices, ou peut-être le jeune branleur qui est conscient du fait que son père l’aime sans le moindre motif autre que génétique, à moins que ce ne soit le couple de ceci, l’inspecteur de cela, le collègue d’icelui ou l’amie d’Alarde.

Osons franchement, une fois n’est pas coutume, une pointe de critique dans cette chronique qui autrefois parut si policée à nos deux lectrices de Cléguer et de Paris, et à notre lecteur de Brest : Mesdames, Monsieur, ce bon roman de Juana Salabert n’est pas vraiment un roman policier. C’est un roman « ultra-réaliste », comme dit la 4ème de couverture, c’est un cri en provenance des insoumis de tout poil et des ruinés de la terre ou des forçats de l’emprunt, c’est un témoignage puissant et détaillé sur le peuple madrilène, c’est une évocation très morale et très philosophique – ceci dit sans ironie aucune – du pouvoir effrayant de l’argent et de l’absence de scrupules des usuriers : c’est du Maupassant 2017.

Vous me direz, par les temps qui courent, ça n’est déjà pas si mal.

Bertrand du Chambon

Juana Salabert, La Règle de l’or, traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse, éditions Métailié, mai 2017, 282 pages, 18 €

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