Sainte-Beuve, "Mes chers amis..."

Sainte-Beuve avait-il des amis ? Voilà la grande question, car s'il est entré dans la carrière aux côtés de Victor Hugo et du premier cénacle romantique, il s'en est assez vite éloigné, restant « compagnon de route » ou si peu, pour garder ce qui primait avant tout dans son métier de critique littéraire : la liberté. La liberté de blâmer, même, pour citer Beaumarchais et Renaud Matignon (1), car celui qui est à peine sorti du purgatoire des Lettres où l'avait si brutalement conduit Proust et son Contre Sainte-Beuve suivi des modernes de la nouvelle critique (Genette, Barthes, les compteurs de virgules en cheptel au Seuil), s'il nous apparaît aujourd'hui comme une figure essentielle de l'histoire de la critique littéraire, n'en figure pas moins un triste sire. Et les rires boulevardiers graissant la bouille de Gérard Jugnot qui n'a rien compris ni au personnage ni à la portée de son travail et en a donné une caricature flasque dans Etat critique, pièce de théâtre entre les Bronzés et les Bronzés. Sainte-Beuve n'est pas l'ami qui trahi pour es beaux yeux de la dame. Passons.

Mais la camaraderie littéraire est-elle si importante ? De nos jours, nombre d'articles de presse ne se justifient que par le pouvoir de l'amitié entre les auteurs, qui se rendent des services (2). Déjà au XIXe siècle la pratique était courante, et dénoncée comme un vice quasi inhérant à la matière littéraire même. Il faut donc louer Sainte-Beuve d'avoir su se défaire de ces attractions pour aller son propre chemin. Devenu critique officiel, appointé régulièrement, il ne se vaurte pas dans la facilité et passe ses contemporains au tamis de son art critique propre : l'homme et l'œuvre.

L'école de l'homme & l'œuvre

Critique, pour Sainte-Beuve, c'est littéralement déplier, et donc placer un « sujet » en situation, dirait Sartre. Ainsi, avant Lagarde & Michard, l'Homme et l'œuvre trouvait-il un sens et permettait-il de comprendre les conditions de production de telle ou telle œuvre. Il est vrai que dans les années 1970 les œuvres poussaient ex nihilo, mais avant cela, et après, il était des écrivains qui vivaient avec leur temps. Ainsi Sainte-Beuve ne manque jamais de poser  — de contextualiser, dirons-nous ! — son auteur au cœur d'un processus à la fois social, artistique et national qui en fait un réseau complexe et dense que le texte est à même de faire comprendre, car l'œuvre, qu'elle soit poétique ou romanesque, est le moyen par lequel l'artiste s'exprime dans son temps. Hors cela, il n'est pour Sainte-Beuve aucune possibilité de comprendre vraiment ce qui fait la qualité d'un travail littéraire.

Les Lundis étant une masse énorme, Mes Chers amis… se propose en digest de donner quelques portraits, neuf, des grandes figures qui ont passés le cours du temps : Balzac, Chateaubriand, Flaubert, Hugo, Lamartine, Musset, Sand, Stendhal et Vigny. Et à lire ces études, force est de constater que s'il aimait à médire, c'était toujours le livre à la main, en citant comme pour se défendre d'être malhonnête. Sainte-Beuve n'était pas un envieux, ni un hypocrite, mais il avait une si haute idée de la littérature qu'il ne laissait pas grand chose passer… Lire Sainte-Beuve, en effet, c'est plonger dans le cœur du texte, de voir comment il inscrit chaque menu morceau dans la « doctrine » de son temps et nous laisse deviner, par dessus tout, une immense culture.

Car Sainte-Beuve, s'il est un monument du XIXe siècle, c'est qu'il en est le témoin actif. Joseph Delorme (3), premier grand'œuvre romantique s'il en est, est vite abandonné au profit de la construction d'un temple de savoir et de comprhéension à la gloire de la littérature. Sainte-Beuve, témoin magistral, est la mémoire de son siècle, dont il fait vivre devant nous, avec un brio rarement égalé, les plusgrandes figures. Mes Chers amis… ou  qualques figures pour une traversée du siècle littéraire entre tous.


Loïc Di Stefano

(1) « Sans la liberté de blâmer, il n'est pas d'éloge flatteur » cité en épithète du recueil des chroniques de Renaud Matignon, La Liberté de blâmer…, (Bartillat, 1998, préface de Jacques Laurent)

(2) Et le présent pas moins, parce que j'ai eu le privilège d'éditer les travaux de Michel Brix, sauf qu'il n'est pas question de lui ici... Mais il n'est qu'à examiner la bibliographie des travaux de Michel Brix sur Sainte-Beuve, entre autres, pour admettre que, pour le moins, il connaît bien son sujet.

(3) Plusieurs rééditions de ce texte demeuré longtemps introuvable sont apparus récemment, notamment l'édition magistrale mais peu lisible du fait d'un quasi fac simile chez Eurédit (2004), et l'édition moins savante peut-être mais qui donne la primauté au texte chez Bartillat (2004, édition e Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer)


Charles-Augustin Sainte-Beuve, Mes Chers amis..., édition établie et annotée par Michel Brix, Grasset, « Les Cahiers rouges », mars 2006, 430 pages, 11,40 € 




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