Quichotte : l’amour est tout

Deux ans après La Maison Golden, sorte de puzzle littéraire qui enflammait esprit et intestins, voici un pastiche du célèbre chasseur de moulins à vent. Une réécriture contemporaine totalement réinventée. Un constat en forme de farce. Les moulins se cristallisant dans un éther. Un sentiment. Et pas n’importe lequel, l’Amour. Maladie mentale selon Platon. Qui désigne une passion, dans l’Antiquité, au même titre que la colère. Au même titre qu’une maladie imprévisible. Qu’une vague tsunamique. Sans doute à cause de ce grand A qui déstabilise et autorise toutes les folies.
L’amour est aussi une force qui envahit le corps. Domine et possède l’âme. Cependant là n’est pas le nœud du sujet. Cet extraordinaire roman est surtout un jeu de dupes. Une poupée russe où les étages se détachent comme une fusée mais viennent par la suite se ré-agréger selon les besoins du récit. Ou l’humeur du narrateur. D’ailleurs, voilà la bonne question : qui écrit ? Est-ce sire Salman Rushdie ou Sam DuChamp ? Pourquoi inviter le héros de Cervantès dans cette chronique ? Un écart de lucidité, sans doute. Las d’écrire des romans d’espionnage, frappé par la foudre (?) il s’oriente vers autre chose…
Une influence latente de sa vie passée. Son enfance à Bombay. Sa venue aux Amériques. Les conflits raciaux auxquels parfois il assiste. L’influence de la télévision. Un fils absent. Et voilà que les pages que l’on dévore nous livrent des informations enchevêtrées. Des bribes d’amorce d’une possible quête d’un commis voyageur – qui n’est pas sans rappeler celui d’Arthur Miller – mais transféré à notre époque. Un homme désabusé qui veut se purifier en empruntant les symboliques vallées qui mènent à l’Amour. Et sa Carte du Tendre va l’obliger à traverser tous les Etats-Unis en compagnie de son fils qu’il aura créé par sa volonté : mi-être humain mi-image 3D. Avec sa conscience de criquet sur l’épaule, bien entendu.

Pavese disait que travailler fatiguait, et son dernier livre, Le métier de vivre se conclut par… son suicide. Est-ce qu’il n’a pas rencontré l’amour ? Ou n’y a-t-il pas cru ? Pas vu, pas su… Mais quid de l’amour, avec ou sans A ? Dans La Biologie des passions, Jean-Didier Vincent nous explique que ce sont les Romantiques qui ont inventé toute cette mascarade littéraire et sentimentale. Le reste n’est que réactions chimiques. Stimuli olfactif, visuel, tactile. Rien de bien folichon. On se désire. On s’aime. Uniquement parce que des réactions chimiques s’opèrent dans le cerveau. Rien de bien transcendant. Adieu les images d’Epinal. Les concepts mystiques et autres farandoles littéraires.
Si loin de l’idée d’un pauvre homme noyé de chagrin qui s’éprend d’une jeune et belle présentatrice de télévision et lui voue un amour éperdu. Une passion dévorante. Et devient crédible puisque ce n’est rien plus ni moins qu’un jeu de gaz et de composants chimiques…

Voilà pourquoi seul un écrivain peut nous faire rêver de la sorte. Salman Rushdie est l’un des plus magnifiques conteurs actuels. Sa plume est si légère. Son style précis et personnalisé à l’extrême qu’il parvient à tourner ses phrases de manière à ce que vous croyez qu’il ne parle qu’à vous. D’ailleurs c’est le cas parfois. On vous sollicite. On vous prend à témoin pour mieux vous embarquer dans le tourbillon de cette histoire qui mêle réalité, fiction, légendes et cette candeur qui fait aimer la vie.
On y remet quelques pendules à l’heure pour les lecteurs distraits : Déjà à l’époque, un demi-siècle plus tôt, la culture commençait à devenir une chose sans mémoire, lobotomisée et dépourvue de tout sens de l’histoire. Le passé, c’était pour les morts. Eteignez votre esprit, relaxez-vous et laissez-vous porter par le courant.

Au-delà des jeux de rôles, la mort rôde autour des personnages et s’ingénie à les terroriser. Quand elle ne frappe pas aveuglément. Mais la vie n’est qu’un chemin vers la mort. Un chemin pavé de bonnes intentions qui s’avèrent par la suite être les pires souhaits que l’on puisse faire. Sans le prévoir. Sans le vouloir, mais les conséquences de certains gestes demeurent gravés dans le temps. Le temps, cette salle de torture fatale dont les murs se rapprochent lentement de son occupant infortuné pour l’écraser et en extraire la vie […] Il en sera ainsi pour ce frère et cette sœur, brouillés pendant des décennies.
L’Auteur comme Quichotte. Rushdie convoque-t-il aussi quelques vieux fantômes pour mieux expier certaines maladresses ?
Le roman possède cette aura de mystère qui implique forcément qu’un auteur distille de lui-même entre les lignes. Mais l’objet littéraire est si habillement étayé que personne ne peut savoir. Le jeu n’est d’ailleurs pas ici, mais dans le plaisir de se voir ballotter d’un espace-temps à l’autre, et de voir, à la toute fin, qu’à l’image de notre cosmos qui n’est pas linéaire, que toutes les vies peuvent se rejoindre et se jouer des dimensions, des époques, des temporalités.
Par la force de l’Amour, tout serait donc possible…

 

Annabelle Hautecontre

 

Salman Rushdie, Quichotte, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, septembre 2020, 426 p.-, 23 €

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