Interview. Sandrine Willems : animaux et "petits dieux"

Dans la nouvelle intitulée Abraham et l'agneau, vous inversez la forme de la question sacrificielle en écrivant : "Peut-être Le trouverons-nous [ Dieu ] le jour où pour une bête nous donnerons notre vie." N'est-ce pas quelque peu excessif ?

C'est qu'en cela je reste proche de Bataille, pensant que le sacrifice ouvre au sacré - le suscite, le crée... A la limite, peu importe à quoi on se sacrifie, mais le don absolu ouvre à une autre dimension... où nos intérêts, notre point de vue, sont dépassés. L'utile fait place au gratuit, ou à la grâce. C'est encore ce que dit Le Sacrifice de Tarkovski, où un homme met le feu à sa maison puis contemple les flammes. Ce que d'ailleurs, comme par hasard, j'ai plus ou moins vécu...

 

Et dans Carmen et le taureau, devons-nous lire aussi une allusion à la question du sacrifice (le taureau Mithra, et alii) ? 

Dans la mise à mort du taureau par Carmen, ce que celle-ci cherche, c'est la fusion. Comme si elle faisait l'amour avec lui. C'est en cela qu'elle rejoint le sacrifice, où ce qui est atteint aussi, c'est la fusion des individualités. L'homme ne s'y distingue plus de l'animal qu'il tue, et qui par là devient dieu. Je ne veux pas justifier par là le sacrifice animal, loin de là, mais seulement le comprendre. Ce qui est visé, c'est l'intimité, au sens le plus fort. 

 

La dame et la licorne : est-ce une défense (!) de l'innocence ?

"L'innocence" en effet n'est pas bien vue de nos jours... On l'associe à une espèce de mièvrerie, voire d'hypocrisie... Mais j'aime la ramener à son étymologie : ne pas nuire... Et la dissocier de l'enfance, pour la situer du côté de celui qui a tout traversé, toutes les noirceurs du monde, et trouve, tout au bout, une espèce de candeur. Ce serait peut-être ça, la dame à la licorne... Sa vie a été la plus dure qu'on puisse imaginer, et sans rancœur, elle garde sa capacité d'aimer, dans toute sa fraîcheur...

 

On vous connaît comme une psychologue (ô combien remarquable) et comme une docteure en philosophie, parmi bien d'autres qualités. Ne trouvez-vous pas que cela nuit à votre image, voire à vos recherches d'écrivain – un peu comme ce fut le cas pour Roland Barthes ?

Les questions d'"image" m'ont toujours été assez étrangères, et le sont pour moi de plus en plus... Et ces distinctions entre la pensée, l'art et la thérapie, me paraissent de plus en plus absurdes - et dévitalisantes... C'est la vie qui soigne, qui crée, qui donne à penser... mon obsession de la "reliance", elle porte sur cela aussi. Et plus le temps va, plus ces champs s'interpénètrent dans ce que j'écris. D'ailleurs le dernier Barthes me touche de plus en plus, celui qui ne fait plus de différence entre penser, parler, ou aimer...

 

Dans cette très belle et poétique nouvelle déjà citée, La Dame et la licorne, vous écrivez : "Le narval, c'est peut-être un monstre, aussi énorme que baleine, mais ça pèse son poids de réel ; les hommes sont trop inconsistants pour se suffire du merveilleux. Alors ils le rabattent, ça les arrange, car le réel ça s'attrape, par la corne ou la queue, et puis ça peut se marchander." Sont-ce les hommes dont vous parlez, ou les humains ?

Bien sûr je parle des humains – leur part masculine n'étant pas seule à avoir le goût du "sonnant et trébuchant"... 


La Dame est la licorne ? La Belle est la Bête ?

Du moins elles se rejoignent par leur côté inaccessible... "La Bête" ici étant évidemment le contraire de ce qu'on appelle d'habitude "bestial" – et qui relève le plus souvent de projections humaines. 

 

Pourriez-vous suivre d'aussi près l'intrigue d'un autre auteur (ici, Hergé, pour Tintin au Tibet, dans votre nouvelle : Tchang et le yéti) tant qu'il s'y trouve un animal ? Et Milou ?!

Non, il ne suffit pas d'un animal pour que j'aie envie de m'immiscer dans les histoires des autres... encore faut-il que ces animaux me touchent, me soient sympathiques... comme le perroquet de Flaubert, le lion de Kessel, ou tous ces animaux qu'on trouve chez Rilke... Milou, je l'avoue, est trop humanisé pour m'inspirer. 

 

"On pourrait dire des bêtes ce que Foucault dit des fous" : pouvez-vous développer votre point de vue ? Avons-nous tous ostracisé les animaux ?

On "ostracise" les animaux lorsqu'on les qualifie de "bêtes" – quand on en fait ces "autres" de la raison ou de langage, qui apparaissent aussi dans la médicalisation de la folie. L'animal, alors, comme le " fou ", cesse d'être " l'autre mais tout proche " qui peut nous troubler, l'autre auquel on est poreux.

Mais cette porosité, bien sûr, il y a des complices humains des animaux qui l'éprouvent, parfois explicitement, comme Derrida qui disait : "cet animal que donc je suis"...

 

Dans certains pays nordiques, de jeunes gens aspergent parfois de peinture les femmes qui portent un manteau de fourrure. Approuvez-vous ce genre d'action militante ?

Je n'aime pas ce genre de violences - même si je rejoins ce qui les anime. Mais je préfère traiter les problèmes à leur source : plutôt empêcher le commerce de fourrures... 

 

L'éditeur nous signale, dans les "repères biobibliographiques", que vous avez "interprété différents rôles au théâtre et au cinéma " ; qu'avez-vous le plus aimé jouer ?

Vers treize ans, je devais être littéralement Antigone ou Jeanne d'Arc, que je travaillais alors... A dix-sept, j'ai aussi été marquée par le rôle-fleuve de Psyché, cette princesse impossible qui finit par devenir une héroïne de tragédie... D'avoir incarné de tels mythes, ils m'ont sans doute marquée au fer rouge... 


Bertrand du Chambon 


Sandrine Willems, Les Petits Dieux, Les Impressions nouvelles, mars 2017, 205 pages. 8,50 € 

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Corrigeons une petite erreur, concernant le dernier ouvrage de Sandrine Willems : il s'agit de Les Petits Dieux, Espace Nord, Bruxelles, mars 2017, 205 pages, 8,50 €.