"La Sagesse du professeur de français", éloge du métier d'enseigner, confusion sur son état de délabrement

REEDUCATION NATIONALE ?

Cécile Revéret ne s'éclate pas quand on lui conseille de faire avec ses élèves des études de textes à coups de « progressions à thème éclaté ». Elle préférerait qu’on s’en tienne à des recettes qui ont fait leurs preuves.

L’expression « C’était mieux avant » doit être consommée avec modération. D’abord parce que celui ou celle qui l’emploie trahit son âge. Ensuite parce qu’il faut se méfier de l’illusion rétrospective et que, comme nous le savons tous, la République était plus belle sous l’Empire. Ajoutons enfin que, s’il y a bien un domaine où l’on ne devrait jamais dire « C’était mieux avant », c’est celui de l’enseignement, puisque l’École a précisément été inventée pour assurer leprogrès des individus et de la nation.

Et pourtant Cécile Revéret ne craint pas d’employer cette formule dans son petit livre la Sagesse du professeur de français, une centaine de pages dans lesquelles elle fait le bilan de sa longue carrière de professeur de Lettres classiques dans un collège de la banlieue parisienne. Et elle a raison d’être aussi nostalgique : dans l’enseignement, et malgré ce que nous venons de dire à propos du progrès, c’était forcément mieux avant puisque l’essence même de l’enseignement est la transmission. Qu’on nous comprenne bien : il est normal, puisque l’École doit être l’école de la vie, qu’elle évolue quand la vie évolue. Il eût été idiot de continuer à imposer aux élèves la fréquentation des tables de sinus, de cosinus et de logarithmes à partir du moment où les calculettes sont apparues. Il a été idiot de les obliger, comme on l’a lontemps fait, à écrire avec une plume Sergent Major quand les stylos (à bille ou à plume) sont sortis sur le marché. Mais l’école doit aussi garantir la pérennité de certaines conventions si elle ne veut pas trahir sa mission sociale. Car pour que la transmission se fasse correctement et complètement, il faut, comme l’a expliqué la psy Edwige Antier, qu’elle puisse se faire à l’école et, parallèlement, à la maison. Quand, il y a une vingtaine d’années, on a appris aux petits écoliers à « poser » les divisions d’une manière différente de celle qu’on avait apprise à leurs parents, cette nouvelle méthode n’était pas forcément plus mauvaise en soi ; peut-être était-elle même meilleure. Mais, dans la famille, les parents ne pouvaient plus aider leurs enfants, même à un niveau élémentaire, à faire des mathématiques. Ou, plus simplement — car il n’est pas sûr que les parents doivent être les professeurs bis de leurs enfants —, ils ne pouvaient même pas en discuter avec eux. Dans les trains, l’écartement des rails est et restera longtemps encore de 1m44, alors même qu’il copie l’écartement des roues des chariots romains de l’Antiquité et qu’il n’est donc pas forcément idéal pour un TGV. Mais on ne peut pas passer le relais si l’on change le relais en cours de route.

Cécile Revéret se demande donc, comme tout professeur de Lettres normalement constitué, pourquoi ce métier qui la terrorisait quand elle a commencé a pu lui donner dès le départ tant de plaisir, malgré la terreur qui pouvait être la sienne (on ne formait pas les jeunes profs, en ce temps-là…), et pourquoi, alors même qu’elle a pris de la bouteille et qu’elle dispose de bien plus de ficelles, il l’intéresse nettement moins aujourd’hui. Que l’on n’aille pas tout rejeter sur l’inévitable usure du temps... Oui, le métier de l’enseignement est devenu moins intéressant tout simplement parce que ses « ouvriers », en tout cas dans l’atelier des Lettres, ont le sentiment d’être condamnés à être moins productifs. Pour prendre par exemple le cas du latin, puisque Cécile Revéret a passé une partie de son temps à enseigner cette noble langue, la bataille est pour ainsi dire perdue d’avance. Car le malheureux élève, qui est, soulignons-le, la principale victime, pour ne pas dire le dindon, dans cette affaire, est prié de mener un combat sur deux fronts en même temps. Avant, il suffisait de lui expliquer que l’accusatif latin correspondait à la fonction complément d’objet direct et le génitif à la fonction complément du nom pour pouvoir attaquer la traduction de textes latins. Aujourd’hui, de longs prolégomènes s’imposent, puisque arrivent des élèves, y compris dans le supérieur, qui n’ont jamais entendu parler en français du complément d’objet direct ou du complément du nom. Autant leur donner le mode d’emploi d’un appareil ménager en hébreu en leur précisant que, s’ils ont des difficultés à le comprendre, ils n’auront qu’à jeter un coup d’œil sur la page suivante, qui leur offre la traduction en chinois. Dès lors, deux solutions s’imposent : celle du désespoir, qui consiste à jeter l’éponge et à décréter qu’il est parfaitement inutile et absurde de maintenir l’enseignement du latin au collège ou au lycée ; et celle du retournement dialectique : « Mes enfants, c’est une affaire entendue, vous ne savez rien en grammaire française, mais, justement, l’étude du latin va être une excellente occasion de (re-)voir tout cela, en commençant par le français. » Certes, cette seconde solution est plus positive, mais, outre le fait que, quoi qu’on fasse, elle exige un certain nombre d’efforts dont tous les élèves ne seront pas forcément capables, elle fait du latin un outil au service du français, alors qu’il devrait être, comme la poésie chez Baudelaire, pour lui-même son propre objet. Autrement dit, un plaisir

C’est là l’impasse pavée de bonnes intentions dans laquelle l’enseignement s’est engagé depuis une trentaine d’années. Pour rendre certaines disciplines plus accessibles à l’ensemble des élèves, il a ajouté des outils très lassants, voire paralysants, ou, opération plus vicieuse encore, il a supprimé certains outils jadis obligatoires, sous prétexte qu’ils étaient fâcheusement obligatoires, alors qu’ils n’étaient là que pour permettre à l’élève d’y voir plus clair. Croyez-vous qu’on soit grammairien pour le plaisir de conjuguer des verbes ? On est grammairien parce que la conjugaison est le meilleur moyen qu’on ait trouvé à ce jour pour dire qui fait quoi dans une histoire ou dans une situation. On a écarté la grammaire des programmes sous prétexte qu’elle desséchait alors qu’elle ne cesse, quand elle est correctement pratiquée, d’éclairer le tissu humain. Inversement, on a introduit l’étude massive des figures de style, qui, indubitablement, existent objectivement, mais finissent par faire oublier le sens du texte dans lequel elles s’intègrent. Quand l’un de nos élèves hellénistes, au demeurant plutôt brillant, écrit en commentant telle scène d’Eschyle : « le Roi et le chœur entretiennent une stichomythie », une profonde langueur nous envahit. Il y a une stichomythie, c’est vrai. Mais elle est « fabriquée » par Eschyle, et non par le Roi et le chœur. Autrement dit, sont confondus dans l’analyse le vivant et le mécanique, le sentiment et le moyen d’expression, Dieu et son père. Et qu’est-ce qu’une faute, qu’est-ce qu’une erreur, quand on y réfléchit, sinon une confusion ? Notre désespoir, inutile de le préciser, est d’autant plus lourd que nous sentons chez l’auteur de cette phrase la satisfaction du garçon qui a accompli son devoir : il a su réutiliser le terme stichomythie, qu’un de ses profs, ou qu’un docte corrigé internettique lui avait appris.

Bien sûr, on pourra dire qu’en semant et en entretenant cette joyeuse pagaille, l’École ne fait que refléter certains aspects du monde moderne, où l’on voit un Président prendre la place d’un Premier ministre, un Ministre de la Culture parler comme un Ministre de l’Intérieur, et tutti quanti, mais est-ce bien là une consolation ?

Contre ces égarements divers et variés, Cécile Revéret propose un remède et un seul. Elle résiste par le bon sens. Elle n’hésite pas à « faire du Bled » si les conjugaisons sont mal sues, à affermir les connaissances grammaticales de ses élèves avant de se plonger dans les délices incertaines de la « lecture méthodique » et dans la culture extensive des champs lexicaux, et surtout, elle garde son sourire, et sa patience, même si elle avoue que les derniers mois ont été un peu difficiles. Le mal qui ronge l’enseignement, nous l’avons dit, sera difficile à soigner, dans la mesure où il découle de bonnes intentions : on a voulu faire gagner du temps aux élèves. Cécile Revéret se déchaîne (calmement) contre la lecture globale qui a eu pour effet de produire des lecteurs qui confondent des mots différents dès lors qu’ils ont simplement une ou deux syllabes en commun. Nous pourrions apporter ici de l’eau à son moulin en redisant combien l’enseignement du latin, langue flexionnelle (autrement dit dans laquelle les informations essentielles sont données à la fin des mots) est une entreprise désespérée avec des gens qui ont pour habitude de « deviner » les mots en lisant leur seule première syllabe. Mais soyons honnêtes : si certains théoriciens ont pu imposer la méthode globale, c’est parce qu’elle correspondait à une réalité quotidienne. Car, pour reprendre par exemple ces deux derniers mots, oseriez-vous prétendre que vous venez de les lire syllabiquement, que vous avez déchiffré ré-a-li-té quo-ti-dien-ne ? Non, bien sûr. Vous les avez lus au feeling. Globalement. Seulement, les théoriciens de la méthode globale n’ont pas vu, n’ont pas voulu voir que ce feeling n’était pas inné, mais acquis. Alors, pour que ses élèves de sixième puissent lire un jour globalement un mot comme rassasièrent, ou comme exulter (et ne pas confondre celui-ci avec exécuter), Cécile Revéret fait lire chaque lettre, puis chaque syllabe au tableau. Jusqu’à ce qu’on y arrive. 

Eh oui, il faudrait peut-être comprendre que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le meilleur moyen de faire des progrès, ou de faire faire des progrès dans l’enseignement, consiste à ne pas trop tenir compte du temps. Avant de faire exploser la poésie, Rimbaud avait décroché au Concours général un prix de vers latins.  

 
FAL 

Cécile Revéret, La Sagesse du professeur de français, l'oeil neuf édition, octobre 2009, 104 pages, 13,50 euros

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