Yougoslave, kezako ?

Quelle drôle de famille que celle de Thierry Beinstingel, ballottée d'un pays l'autre durant plus d'un siècle et demi. Quel étonnant destin que cette folle épopée courant sur plus de cent cinquante ans… Son père, survivant, à quinze ans dans le Berlin dévasté de 1945, avec sa mère et ses jeunes frères et sœurs. Sa grand-mère qui perçut au loin les coups de feu tirés sur l’archiduc François-Ferdinand, à Sarajevo, un jour de juin 1914. Son arrière-grand père qui pénètra en Bosnie, alors province de l’empire Austro-hongrois. Et le tout premier, un Souabe qui quitta son Autriche natale pour suivre le Danube avec quelques malheureux affamés, quelques jours seulement après la mort de Mozart…

Pendant cent cinquante ans, le cœur de l’Europe fut en ébullition.
Cette Mitteleuropa que tant de peuples traversèrent soit pour aller plus à l’ouest, soit pour s’y installer ou contraint de migrer pour des raisons politiques ou économiques. Ce sera la grande pauvreté qui poussera le premier aïeul de l’auteur à quitter son village. Suivant le Danube, la famille ira selon ses possibilités, d’un village à une ferme, d'un camp à une vallée déserte. Vendant ses bras pour subvenir à ses besoins vitaux. Puis ce sera un premier ancrage et une première désillusion. De nouveau le départ pour finir par échouer en Bosnie. Et devenir Yougoslave par le jeu du destin de l’Histoire et de la folie des Hommes.

Derrière le destin hors normes de cette famille devenue française au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a toute la cruauté familière de l’humain. Toute cette rage incontrôlée, cette folie meurtrière, cette jalousie malsaine, cette haine confessionnelle. Ces tueries inutiles sur plus d’un siècle de persécutions au nom de… rien, finalement. De la bêtise crasse des Hommes qui s’entendent bien jusqu’au jour où la folie les gagne pour des questions ridicules. Cette soif de conquête, cette volonté de régner, cette idiotie congénitale de vouloir dominer l’autre à n’importe quel prix.
Quand la majorité des peuples aspirent à une vie calme et sereine.
Des millions de morts à cause de quelques crétins qui en entrainent d’autres dans un jeu sanguinaire sans queue ni tête. Tous frères mais tous ennemis – dans quel but ? – personne ne le sait vraiment… La pulsion meurtrière de l’Homme, cet animal dénaturé.

De tout temps, en effet, on peut se représenter les armées d’Attila, des Ottomans, les dragons du prince Eugène de Savoie, les grognards de Napoléon, les troupes serbes de 1914 affrontant les unités prussiennes, puis la formidable armada allemande occupant à nouveau le terrain, avant que les non moins formidables cohortes soviétiques y déferlent pour les chasser. Tout cela, Huns, généraux poudrés d’Ancien Régime, grenadiers, cosaques, chasseurs à cheval, conducteurs de chars vert-de-gris, fantassins vert de peur, tout cela dépêtré dans la boue, les sables mouvants, recouverts par les immuables flots danubiens au gré des crues, des reflux, des sécheresses, des pluies, tout cela comme un seul corps figé par le temps, fossilisé dans les marnes, formant limon, vase, tourbe, englouti, absorbé, ingéré par le grand fleuve.

Des terres désertes à coloniser, des paysans braves et travailleurs, des peuples croisés, mixés, mélangés au gré des politiques de conquête. L’Homme en pion sur l’échiquier des puissants. La souffrance ignorée mais pourtant bien présente, les familles aux multiples enfants, les jours heureux dès lors que l'on peut se faire oublier et rester dans son coin, partageant sa vie entre usine et foyer, champs et foyer ; une quête de normalité qui semble incongrue de nos jours où tout va trop vite, trop loin, mais il y a cent ans, voire un peu moins, dans l'Europe centrale et orientale, les terres vierges qui furent conquises par l'homme devraient ouvrir à une vie paisible, vie des champs, calme bucolique loin des tourments de l'Histoire. D'ailleurs les protagonistes de cette épopée se tiennent loin des informations du monde, des soubresauts de l'Histoire, se disant que dans leur lointaine vallée les troubles puis la guerre les oublieraient. Or ce fut tout le contraire. L'embrasement de l'Europe n'épargna rien ni personne. Mais il y eut des miracles. Comme ce fut le cas pour le père du narrateur qui erra avec sa mère en Allemagne puis en Hongrie avant de pouvoir retrouver son père et de passer en France via les camps de réfugiés et apatrides autrichiens.

Ce roman-vrai est un témoignage sur l'exil, la migration et les impératifs de survie qui tombent sur la tête de certains destins qui n'ont d'autre choix que la fuite pour ne pas mourir.

 

Rodolphe

 

Thierry Beinstingel, Yougoslave, Fayard, août 2020, 560 p.-, 24 €

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