http://www.actes-sud.fr/

Maluco de Napoleon Baccino Ponce De Leon

S'il s'abaisse, je le vante.

S'il se vante, je l'abaisse.

Jusqu'à ce qu'il comprenne

qu'il n'est qu'un monstre incompréhensible. Pascal.



Bienvenue dans la Nef des fous. Certains livres, discrets, sont de petits chef-d’œuvres. Merci Claudine Chapuis pour ce livre Fou, Maluco. Merci pour le récit picaresque de ce gnome juif converti violemment sous les moulinettes de l'Inquisition, obligé de parjurer sinon sa foi, du moins son assignation à être juif : si Juanillo savait vaguement qu'il était un peu juif (on lui a dit que sa mère était une putain juive) quelques Questions alambiquées et cruelles lui auront asséné la certitude de son devenir-juif.


Errant désormais, marrane marron, en ce début du XVIe siècle en l'Espagne de Charles Quint, le saltimbanque clodo, ancêtre des personnages de Beckett, difforme, moche, nain, bref ce Quasimodo bouffon ne peut que se trouver embarqué dans l'expédition la plus folle de l'époque. Pour cette folie épicée, on recrute des bras, on embauche des esclaves, on enrôle la lie de l'humanité dont Juanillo fait partie. Quel esprit sensé partirait de l'autre côté du monde, directement en Enfer ? Un fou. Et le fou est atteint d'une folie redoublée : il raconte son histoire de fou au Roi des Rois, à Charles Quint lui-même. Mais là où la folie redouble, bonne élève, là advient l'âpre vérité. Une vérité toute shakespearienne. Vérité de sang et de larmes, de désespoir et de déréliction, de faim et de soif, de tortures naturelles et culturelles. Tragédie et humour sont intiment liés : Shakespeare et Cervantès, Dostoïevski et Kafka, Beckett et Chaplin. Juanillo et Ponce de Leon.


Quelle est donc cette expédition ? Charles Quint a donné son accord du bout des lèvres et quelques caraques usagées (pas de jolies caravelles toutes neuves) à un navigateur portugais qui vient d'hispaniser son nom et de trahir sa patrie pour un projet secret et fou : ouvrir la voie vers les îles aux épices par l'Ouest. Juanillo, bouffon parmi les fous, hors de l'histoire officiellement fabriquée tant par Del Cano (l'ex-bagnard basque qui acheva l'expédition) que hagiographiquement contée par l'Italien Pigafetta (le secrétaire de l'expédition, sans doute amoureux de Magellan), Juanillo narre toute cette histoire du point de vue du plus petit point de vue qui puisse être : oui, Grégoire Samsa, le cancrelat, était bien là, quasi inaperçu mais percevant tous les méandres puants et infects d'un voyage épouvantable.


On rit jaune avec le nain. On sourit pour retenir ses larmes. Tragique, humour pur et devenirs fous s'enchainent en une épopée quasi prosopopique, un délire mortel qui n'exprime des vérités que trop humaines. Au pied de la lettre surgit le comique plus corrosif. Les Puissants diminuent. Les Bannis ne grandissent guère plus. Tous les personnages, marionnettes d'un destin inaugural (la mondialisation) alimentent une fresque invraisemblable et bien réelle. Sur les protagonistes, Ponce de Leon opère par soustractions. L'astrologue a la langue coupée. Le noble espagnol est cul de jatte. Magellan boite déjà. La sournoiserie de Henrique est soulignée. La narration de Pigafetta est dévoyée, extraite de toute hagiographie grandiloquente. Carmelo Bene n'a pas fait mieux. La fresque mute en galerie de pirates transformistes. Bunuel rôde. Jarry veille. Raymond Roussel cisèle les mots. Maluco / Moluca. Queneau se délecte. Rabelais sourit à l'évocation par le Bouffon narrateur de la naissance à distance du deuxième enfant de Magellan. Magellan coupable. Coupable de tout. Du désir de conquête et du désastre certain. Les vaisseaux sont si pourris qu'ils deviennent jardins exotiques – mais ce doit être un délire. Les éclipses sont provoquées par des sternes – un délire de moins.


Plaidoyer pour la misère ? Non. Les misères prolifèrent et sont poussées à bout, jusqu'au bout du monde. Pourquoi ? Parce qu'il y a ce cri – ce pic dans le discours – qui surgit, intrusion de dignité absolue (p259):


« Eh bien allez tous vous faire foutre. Car si vous faites appel à notre art quand tel est votre bon plaisir, quand vous avez un instant de liberté, pour occuper un moment de loisir, et que le reste du temps vous travaillez, vous mangez, vous chiez,, vous aimez, vous avez des enfants, vous souffrez, vous jurez et mourez quand vous pouvez, que croyez-vous que nous fassions nous autres quand nous ne donnons point la représentation ? Que croyez-vous qu'il nous soit arrivé entre la page 35 et la page 63 ? Vous qui lisez pour passer du bon temps et trouver le sommeil, et qui lorsqu'il vient laissez la chronique à la page tant, alors don Hernando est sur le point de... Que savez-vous de la véritable histoire de cette page ? »


Dignité folle et vérité. A pousser le bouffon dans ses ultimes basses fosses, l'écrivain – le grand écrivain Ponce de Leon – exprime la disparition de son visage. Il ne le camoufle pas. Il fait partie de ceux qui, comme Michel Foucault, « écrivent pour ne plus avoir de visage. »

Ici, l'Histoire édifiante de Magellan est décisivement dévoyée, broyée, laminée et les devenirs bouffons touchent les réceptacles sensibles qui « ne rient pas, ne pleurent pas, mais comprennent » selon la formule expérimentale du prince des philosophes : Spinoza. L'art ne se contente pas de changer de monde et de vie, il rend intelligent.


Didier Bazy


Napoleon Baccino Ponce De Leon, Maluco, traduit de l'espagnol par Nelly Lhermillier, Actes Sud, Lettres latino-américaines, Avril 1992 , 408 pages

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.