Sebastian Studnitzky, Jakob Bro, Daniel Karlsson : Ce jazz venu du Nord

Sous l’impulsion de sa dynamique directrice artistique Martine Croce, le bureau de concerts, management et production Autre Rivage (1) s’attache à diffuser en France des musiciens peu connus, voire tout à fait inconnus chez nous, mais jouissant ailleurs d’une notoriété naissante ou confirmée. Ils viennent, pour la plupart, des pays nordiques, Suède, Norvège, Danemark, Pays Bas, voire Allemagne, et leur rôle dans l’évolution actuelle du jazz est souvent loin d’être négligeable. Sauf à s’en tenir aux têtes de file déjà accueillies dans les festivals hexagonaux, tels Jan Garbarek, Bobo Stenson, la vocaliste Lisa Ekdahl ou, plus récemment, le trompettiste Nils Petter Molvaer, une incursion du côté des artistes figurant au catalogue d’Autre Rivage mérite le détour.

S’il est difficile, voire impossible, de leur trouver un dénominateur commun, sinon l’affranchissement assumé de l’influence américaine et un goût pour l’exploration tous azimuts, le jeu de ces musiciens, qui possèdent tous leur personnalité propre, se caractérise assez souvent par une tonalité mélancolique. « Brumeuse », en quelque sorte. On ne cèdera pourtant pas à la tentation d’évoquer, à leur propos, la théorie controversée des climats chère à Montesquieu… Toutefois, tous privilégient peu ou prou la juxtaposition ou l’enchaînement d’atmosphères plutôt qu’ils ne manifestent un attachement particulier à la « belle » mélodie ou à ce qu’il est convenu d’appeler « swing ». Ainsi leurs compositions jouent-elles, souvent avec bonheur, sur ce que les cinéastes nommeraient les fondus-enchaînés.

Sans prétendre à l’exhaustivité, on se bornera à en citer quelques-uns parmi les plus remarquables, au travers de leurs récents albums. Histoire d’allécher les amateurs et de les inciter à poursuivre l’exploration.

Difficile de rattacher à un style ou à une école dûment répertoriés le disque « KY Organic » du trompettiste et pianiste berlinois Sebastian Studnitzky (2), ici en quartette avec Laurenz Karsten (guitare), Paul Kleber (basse) et Tim Sarhan (batterie). C’est, dira-t-on à juste titre, ce qui fait l’originalité de cet album – même si, çà et là, se font jour des influences assez marquantes pour infléchir la musique composée par Studnitzky. Un zeste de Miles Davis pour la sonorité de la trompette, une pincée de Keith Jarrett, particulièrement sensible dans Aviso, pour les développements au piano, et aussi le recours à la réitération de cellules rythmiques et mélodiques. Autant de références honorables s’il en est. Remarquable, surtout, la capacité du groupe à créer un climat propre à dépayser l’auditeur. A le plonger dans un univers onirique d’autant plus prégnant que le tempo adopté, lent le plus souvent, incite à une manière de rêverie. Autant dire que ce CD, qui supporte plusieurs écoutes successives sans que le suc en soit épuisé, n’est pas dépourvu de charme, dans le sens « magique » du terme. A noter que Studnitzky a reçu en 2015 l’Echo Jazz Preis du meilleur instrumentiste.

Les compositions du guitariste norvégien Jakob Bro (3), avec les Américains Thomas Morgan (contrebasse) et Joey Baron (batterie) dans « Streams », ne sont pas sans parenté avec celles de Sebastian Studnitzky. A savoir que les mélodies, douces, évanescentes, participent de la création de climats plus qu’elles n’imprègnent durablement la mémoire de l’auditeur. Une musique impressionniste qui offre à chacun des membres de ce trio cohérent l’occasion de se mettre en valeur. Outre le leader, dont les distinctions et récompenses ne se comptent plus, Thomas Morgan prend sur Heroines un solo fort bien construit (le même thème inspire par ailleurs à Jakob Bro une belle version en soliste). Quant à Joey Baron, il fait preuve tout du long d’une belle inventivité. Un coloriste des peaux et des cymbales qui s’illustre particulièrement sur PM Dream, dédié au batteur Paul Motian. A noter enfin la qualité de la prise de son, marque de fabrique de Manfred Eicher, le créateur bien connu du label ECM. Elle a fait sa réputation dans le monde entier.

Le pianiste suédois Daniel Karlsson (4) est bien connu dans son pays pour sa participation depuis vingt ans au collectif Oddjob, maintes fois récompensé, et au quartette que dirige Magnus Öström, l’ex-batteur du célèbre trio EST qui fit beaucoup pour la réputation de son pays. Il a, en outre, été sacré meilleur artiste de l’année 2005. Son trio actuel – Christian Spering (basse), Fredrik Rundqvist (batterie) – a vu son album « Ding Dong » sélectionné pour l’attribution du meilleur disque de jazz 2018. Musicien au jeu complet, il y fait preuve d’une imagination mélodique qui lui inspire des développements bien construits. Ainsi Streetlight Shadows entraîne l’auditeur, au rythme de la marche, vers des contrées inexplorées, tandis que Spider’s Mam use à bon escient des sortilèges de la réitération. Un bon exemple de cette musique libre, inventive, dont le rayonnement et l’influence s’affirment toujours plus au fil des années.

Jacques Aboucaya

1 – Autre Rivage, www.autrerivage.com

2 – Sebastian Studnitzky, « KY Organic », Contemplate Music (2017), disponible sur les sites de téléchargement

3 – Jakob Bro, « Streams », ECM / Universal (2016)

4 – Daniel Karlsson, « Ding Dong », Brus & Knaste (2017), disponible sur les sites de téléchargement

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