Sidney Bechet, " The Quintessence ". L'itinéraire d'un géant du jazz

S’il est un musicien américain qui a laissé, dans le cœur des amateurs français de jazz, et au-delà de leur cercle, une trace indélébile, c’est bien Sidney Bechet. Il pratiquait du reste notre langue, ou du moins un patois créole savoureux, et avait choisi, au lendemain de son triomphe au Festival de Paris en 1949, de s’établir chez nous. Il mourut à Garches, à soixante-deux ans, en 1959, et son souvenir s’est perpétué jusqu’à nous. Notamment à Antibes-Juan-les-Pins, où son buste domine le square qui porte son nom. C’est, du reste, à Antibes qu’il convola le 17 août 1951 avec Elisabeth Ziegler, sa troisième et dernière épouse. Evénement qui lui inspira son célèbre Dans les rues d’Antibes.

Quant à sa musique, elle a marqué des générations. Qui, dans les années 60 (je m’adresse aux anciens…), n’a dansé sur Les Oignons, chaviré sur Petite Fleur ? Pour beaucoup, donc, quasiment un héros national. A coup sûr, un grand nom du jazz, tous styles confondus. Même s’il s’illustra, pour l’essentiel, dans le style de sa ville natale, La Nouvelle-Orléans, style qu’il contribua à populariser chez nous.

Cette période française de Bechet, celle qui va jusqu’à sa mort, on en retrouve la trace dans le volume 2 de la « Quintessence » (1) qui lui est consacrée. Une collection dont j’ai souvent eu l’occasion de vanter ici les mérites, du reste unanimement reconnus. Le coffret sous-titré « New York-Paris-Boston 1944-1958 » recouvre donc, pour l’essentiel, ses enregistrements parisiens. Jusqu’à la dernière séance – celle, précisément, où il livre son ultime version, sobre, émouvante, des Oignons qui ont tant fait pour sa réputation. Il y dirige son propre quintette, alors que dans la plupart de ses succès (Passport to Paradise, Si tu vois ma mère, Moulin à café…), il est accompagné, et de façon fort honorable, par les orchestres de Claude Luter et d’André Réwéliotty. Quelques exceptions toutefois, les trois morceaux gravés en 1957 avec le quartette de Martial Solal. Des standards qui valaient d’être exhumés, ne fût-ce que pour rappeler que le disque divisa la critique de l’époque et permettre, loin des fracas et des fureurs, de juger sur pièce…

Sans entrer dans le détail, et même si ses ultimes prestations témoignent de la fatigue qui était la sienne, celle d’un musicien généreux, miné par la maladie qui devait l’emporter, force est de constater que la séduction de Bechet reste intacte. Compositeur, il possède l’art des mélodies qui accrochent l’oreille et ont vocation à devenir des « tubes ». Interprète, il demeure, au soprano, immédiatement reconnaissable par sa sonorité, son vibrato, son lyrisme. Certes, son inspiration n’a plus la flamboyance d’antan et les musiciens qui l’entourent et auxquels il concède quelques rares chorus en solo lui servent surtout de faire-valoir. Une manière de « règle du jeu » consentie, car son rayonnement ne souffre pas la moindre discussion.

Ce volume 2 est donc délectable en tous points. Incomparable, si n’existait déjà un premier coffret, « New York-Glovesville-Chicago 1932-1943 », avec lequel il lui serait difficile de rivaliser. Publié il y a quelques années, celui-ci regroupe en effet les chefs-d’œuvre les plus incontestables enregistrés, dans des contextes divers, par le clarinettiste-saxophoniste soprano. Soit sa période la plus féconde.

Des Noble Sissle’s Swingers (When The Sun Sets Down South, 1938) à ses propres New Orleans Feetwarmers (When It’s Sleepy Time Down South, 1941), une promenade sur les sommets. Elle passe par Really The Blues et Weary Blues, avec Tommy Ladnier et Mezz Mezzrow, deux titres extraits des sessions Panassié de 1938 ; la sublime version d’un Summertime (1939) maintes fois gravé par Bechet ; deux morceaux de 1940 extraits de sa séance avec Louis Armstrong ; Georgia Cabin (1941), une des plus jolies mélodies qu’il ait jamais composées. Dans tous ces morceaux – et dans les autres ! – éclate le talent d’un des plus grands improvisateurs de tous les temps. Qu’il joue de son instrument favori, le soprano, ou revienne fugitivement à ses premières amours pour la clarinette, il impose sa manière magistrale. Nul, du reste, ne s’y est trompé : ce volume 1 a été louangé, dès sa sortie en 1994, par la critique unanime, et plébiscité à juste titre par le public.

Ultime détail, Alain Gerber a assuré, comme pour les autres coffrets de la collection Quintessence, la direction artistique, et rédigé (en collaboration, pour le volume 2, avec son regretté complice Alain Tercinet), le texte des livrets, remarquables l’un et l’autre. C’est dire la justesse d’analyse, la pertinence et la précision des commentaires. Sans oublier la saveur d’un style que vient persiller, çà et là, quelques notes d’humour. De la belle littérature.

Jacques Aboucaya

Sidney Bechet, The Quintessence. Deux coffrets de deux CD chacun, avec un copieux livret bilingue. Vol 1, 1932-1943 (sorti en 1994), vol 2, 1944-1958, Frémeaux & Associés / Socadisc, janvier 2018.

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