Jazz. Quand la rébellion s’affiche

À toutes les époques de l’histoire du jazz, la rébellion a joué un rôle. Et ce, depuis les rassemblements d’esclaves dans Congo Square, à La Nouvelle-Orléans. Les tams-tams y étaient interdits parce qu’ils pouvaient véhiculer des messages codés et favoriser ainsi des soulèvements collectifs et des émeutes. Pour ne prendre que quelques jalons, on peut citer, par la suite, dans les années 1960, la composition de Charges Mingus Fables of Faubus, violente satire contre le gouverneur de l’Arkansas (1959). Ou encore la création, en 1960, du festival Newport Rebels, en marge de la manifestation annuelle créée par George Wein. Et aussi l’enregistrement, par Max Roach et Abbey Lincoln, de We Insist ! Freedom Now Suite, un véritable manifeste musical. À la même époque, se développe le Free jazz, mouvement où la revendication sociale et politique fait bon ménage avec la contestation radicale du jazz tel qu’il s’est développé jusque là. L’ouvrage de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli Free Jazz Black Power (Champ libre, 1971) permet de se faire une idée de cette étroite imbrication.

Il va sans dire que toute idée de révolte n’a pas disparu de nos jours. Le free jazz a poussé des pseudopodes jusque dans le jazz contemporain. Il nourrit, fût-ce de façon fugitive, ou intermittente, l’inspiration de quelques musiciens. Tant il est vrai que la question de l’engagement de l’artiste, quel que soit son domaine, ressurgit périodiquement, de faon plus ou moins larvée ou implicite. Voilà qui mériterait un vaste débat, dépassant le cadre de cette chronique. Bornons-nous à quelques exemples : chez nous, le saxophoniste ténor Olivier Temime donne à son groupe, en 2009, le nom de Volunteered Slaves, « Les Esclaves volontaires ». Appellation quelque peu provocatrice. Énigmatique, puisqu’elle laisse penser que l’esclavage est ici librement consenti…  

Le batteur Christian Ton Ton Salut se montre, pour sa part, tout aussi catégorique. Le quartette qu’il a fondé avec Jean Vernhères (sax ténor), Cyril Amourette (guitare), Hervé Saint Guirons (orgue) vient de publier un album à l’enseigne des « Soul Jazz Rebels » (*). Ici, la révolte est clairement affichée – encore que le motif en reste flou, comme dans le film de Nicholas Ray Rebel Without a Cause, qui fournit à James Dean l’un de ses grands rôles. Rébellion considérée, en l’occurrence, comme partie intégrante u jazz ? Voire comme son moteur principal ? L’hypothèse est plausible. 

Mais il est une autre façon de l’entendre : peut-être s’agit-il, avant tout, de refuser la sujétion à toutes les formes de fusion qui abâtardissent le jazz, le dévoient de sa pureté et de son originalité. Ce disque incline à privilégier cette dernière hypothèse. Il se situe dans le droit fil d’un jazz sans compromission. Le groupe est généreux. La musique qu’il dispense, chaleureuse, vibrante. Pétrie de swing et de sève. Dans un courant puisant dans les racines les vertus qui lui sont propres, sans le souci d’innover à tout prix – ce qui ne signifie en rien que toute originalité en est absente. L’idiome dans lequel s’exprime le groupe est celui du bop, rajeuni, ouvert à d’autres influences – celle de la soul, notamment. Une autre façon de revenir aux sources. Elle lui donne, sans jeu de mots, ce supplément d’âme, ce groove d’autant plus irrésistible que l’alliance saxophone-orgue, qui a fait ses preuves, est parfaitement exploitée par des arrangements propices au swing. La guitare de Cyril Amourette y ajoute sa voix avec une pertinence et une finesse qui ne se dément jamais. On songe à Jimmy Smith et à Kenny Burrell.

Autant dire que la séduction de cet album tient autant au son d’ensemble qu’à la qualité des solistes. Quant au leader, est-il utile de présenter un musicien qui écume, depuis quasiment un demi-siècle, les scènes françaises et internationales, qui a joué dans des contextes fort divers avec des maîtres incontestés (notamment le saxophoniste Sonny Stitt qui lui a quasiment mis le pied à l’étrier en le confrontantin vivoaux fondamentaux du bop) ? Depuis, il a lui-même mis sa connaissance de l’histoire du jazz et ses talents de pédagogue au service de conservatoires et d’écoles de musique dans le Sud-ouest, sa région d’origine.

Rien de plus stimulant pour ses partenaires que le soutien à la fois souple et solide d’un batteur qui a, par ailleurs, retenu l’apport d’un Elvin Jones dans le domaine de la polyrythmie. À aucun moment il ne tire la couverture à lui, mais lâche la bride à des solistes dont la verve s’exerce sur des compositions originales signées de l’un ou de l’autre. Une communauté d’inspiration qui n’est pas étrangère au climat d’ensemble d’un album séduisant de bout en bout.

Jacques Aboucaya

* « Soul Jazz Rebels », Black Stamp Music / salut-tonton@orange.fr

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